En 1968, Pablo Neruda est l'un des poètes les plus célèbres du monde. Ses livres sont partout traduits et ses œuvres complètes, en deux volumes, rééditées pour la troisième fois à Buenos Aires. La consécration ne tarit point sa veine poétique : sept recueils, publiés de son vivant, et huit posthumes (auxquels s'ajoute une autobiographie) seront conçus entre 1968 et 1973.
Auprès de Gabriela Mistral, de César Vallejo, de Nicolas Guillén, le Chilien Pablo Neruda représente une des voix les plus prestigieuses de la poésie contemporaine d'Amérique latine. Dans Le Chant général, son chef-d'œuvre, il a su, dépassant le cadre étroit de son pays, devenir le chantre de tout un continent. Poète romantique, poète surréaliste, poète épique ou simple poète des choses quotidiennes, Neruda a été tout cela successivement. Une œuvre abondante, puissante et tourmentée illustre, au gré des événements personnels ou politiques, une inspiration et une sensibilité de visionnaire. Neruda n'a jamais démenti ce portrait incisif que Federico García Lorca donnait de son ami, en décembre 1934, lors d'un récital à l'université de Madrid: «Je vous dis de vous disposer à entendre un poète authentique, de ceux dont les sens sont apprivoisés à un monde qui n'est pas le nôtre et que peu de gens perçoivent; un poète plus proche de la mort que de la philosophie, plus proche du sang que de l'encre; un poète plein de voix mystérieuses que lui-même, heureusement, ne sait pas déchiffrer; un homme véritable qui sait bien que le jonc et l'hirondelle sont plus éternels que la joue dure de la statue.»
En 1968, Pablo Neruda est l'un des poètes les plus célèbres du monde. Ses livres sont partout traduits et ses œuvres complètes, en deux volumes, rééditées pour la troisième fois à Buenos Aires. La consécration ne tarit point sa veine poétique: sept recueils, publiés de son vivant, et huit posthumes (auxquels s'ajoute une autobiographie) seront conçus entre 1968 et 1973.
Pablo Neruda
Le poète chilien Pablo Neruda (1904-1973). Il est nommé ambassadeur du Chili à Paris en 1970, et reçoit le prix Nobel de littérature en 1971.
Tous les thèmes antérieurs réapparaissent dans les nouveaux poèmes, selon des perspectives différentes toutefois; le regard et le ton ont changé, la méditation se fait plus grave, l'écriture s'est dépouillée: atteint par une grave maladie, Neruda sait que son avenir ne représente plus désormais que le temps d'une rémission. D'autre part, le Chili s'oriente vers une expérience politique déterminante, celle de l'Unité populaire, à laquelle le poète va se dévouer passionnément jusqu'à sa mort. La poésie reste donc inséparable de l'engagement et redevient, comme au temps de la guerre civile espagnole, une arme redoutable au service d'un combat sans merci.
1. «Qui ai-je été ? Et quoi ? Qu'avons-nous donc été ?»
D'origine modeste, Pablo Neruda, de son vrai nom Ricardo Neftali Reyes Basoalto, est né le 12 juillet 1904 à Parral, au Chili. Son enfance, très proche de la nature, a pour cadre Temuco, petite ville de l'Araucanie. Dès l'adolescence, et pendant ses études dans la capitale Santiago, il écrit avec avidité. Depuis 1923, date de Crépusculaire (Crepusculario), les œuvres se succèdent au long d'une vie marquée par les voyages, l'errance, l'exil: ainsi toute ma vie, je suis allé, venu, changeant de vêtements et de planète.
À partir de 1927, il occupe plusieurs postes consulaires: Rangoon, Colombo, Batavia, Buenos Aires; il se trouvait à Madrid en 1935, à la veille de la guerre civile. Après un séjour au Chili, Neruda est nommé, en 1940, consul général au Mexique. La peinture des grands muralistes, Orozco, Rivera, Siqueiros, n'est pas sans influence sur Le Chant général (Canto general) qu'il compose alors. En 1945, le poète est élu sénateur des provinces minières du nord du Chili; la même année, il adhère au Parti communiste mais les persécutions du président de la République, Gabriel González Videla, l'obligent à fuir son pays. Les voyages à nouveau se multiplient aux quatre coins du monde. En 1950, Neruda a obtenu le prix Staline de la paix. Sous le gouvernement socialiste du président Allende, il a été nommé en 1970 ambassadeur du Chili à Paris, et, en 1971, il a reçu la consécration du prix Nobel de littérature. Les œuvres, cependant, au fil des ans, n'ont pas cessé de voir le jour, tout imprégnées des péripéties d'une vie tumultueuse et généreuse:
Je déclare ici que personne n'est passé près de moi qui ne m'ait partagé. J'ai brassé jusqu'au coude et rebrassé dans une adversité qui n'était pas faite pour moi dans le malheur des autres.
2. «Des rêves pareils à des cavaliers noirs»
Sous un titre d'ombre et de mélancolie, Crépusculaire est bien une œuvre de jeunesse; l'auteur n'a pas vingt ans; une langueur diffuse donne à ce recueil disparate une tonalité en harmonie avec le modernisme hérité de Rubén Darío. Dès l'année suivante, avec ses Vingt Poèmes d'amour et une chanson désespérée (Veinte Poemas de amor y una canción desesperada), Neruda affirme son génie dans l'expression de l'érotisme charnel, dans l'exaltation de la femme et de la jouissance, auxquelles se mêlent en contrepoint les échos de la mort. À cette époque, l'esprit du poète est fasciné par les appels des profondeurs. Tentative de l'homme infini (Tentativa del hombre infinito, 1926) et surtout Le Frondeur enthousiaste (El Hondero entusiasta, 1933) rendent compte de ce vertige de l'imagination tentée, à la suite des grands voyants, comme William Blake, Rimbaud, Lautréamont ou André Breton, de percer le mystère, d'élucider le monde, de révéler le cœur des choses. Dans L'Habitant et son espérance (El Habitante y su esperanza) et Anneaux (Anillos, 1926), Neruda abandonne le vers pour la prose. Mais un lyrisme brûlant emporte ces récits de passions, de crimes, de vengeances où l'auteur semble poursuivre indéfiniment le sillage de souvenirs qui s'éloignent toujours. La même quête des contours d'une mémoire sans rivages se prolonge, à travers l'évocation de voyages, de paysages, d'états d'âme ou de nouvelles amours, dans les deux premiers recueils de Résidence sur la terre (Residencia en la tierra, 1933 et 1935). La nature, et sa luxuriance exotique découverte en Asie, semble de plus en plus participer au destin intime du poète, dont ces deux livres traduisent le cheminement indécis, les détours obscurs ou lumineux. Mais ce cours sinueux, brusquement, va prendre une orientation imprévue. Troisième Résidence (Tercera Residencia, 1947) révèle cette transformation. Après les remous des Furies et des peines (Furias y penas, 1937), Neruda y inclut le chant de la guerre civile espagnole: Espagne au cœur (España en el corazón, 1938) ainsi que le Chant à Stalingrad (Canto a Estalingrado, 1942). Une prise de conscience nouvelle s'est faite chez lui: la poésie aussi peut être une arme dans le combat des hommes pour la justice.
3. L'épopée de l'Amérique
Entrepris par le poète au mois de mai 1938, le lendemain de la mort de son père, Le Chant général fut achevé plus de dix ans plus tard. Il se termine par ces mot:
Ainsi finit ce livre, je laisse ici mon Chant général écrit dans la persécution, en chantant sous les ailes clandestines de ma patrie. Aujourd'hui 5 février, en cette année1949, au Chili, à Godomarde Chena, quelques mois avant la quarante-cinquième année de mon âge.
Abandonnant l'idée primitive d'écrire un poème à la gloire du Chili, Neruda, lors d'une ascension au Macchu-Picchu en 1943, décida de composer un chant général américain. Le livre fut publié en 1950 au Mexique. Il comprend quinze parties, ensemble composite et divers qui brosse, en un panorama grandiose, une sorte d'immense fresque lyrique et épique du continent américain, depuis les temps précolombiens, la conquête et l'indépendance jusqu'à l'histoire la plus récente; il s'y mêle l'histoire des hommes, des indigènes, des clans, des factions, de leurs combats, de leurs révoltes, de leurs espoirs. La dernière partie, intitulée Je suis (Yo soy), est une autobiographie poétique, une manière de testament et de profession de foi. Embrassant à la fois l'histoire d'un homme et celle de toute l'Amérique hispanique, Le Chant général s'élargit aussi aux dimensions de l'histoire universelle, des États-Unis d'Amérique aux nations opprimées comme l'Espagne ou la Grèce. Dans ce tableau démesuré, dans cette exaltation grandiose de la libération des hommes, le chantre a su faire passer toute la violence et l'humour, toute la tendresse et la force d'imprécation d'un lyrisme qui sait allier spontanément les formes les plus raffinées aux tonalités les plus âpres, la simplicité la plus sobre à l'invective la plus mordante, et les cris les plus discordants à la mélodie la plus envoûtante.
4. «Toute clarté est obscure»
Foisonnante et capricieuse, l'inspiration de Neruda semble, après Le Chant général, rejaillir de sources nouvelles. Le cycle des Odes montre, à la suite des grands élans de révolte ou d'exaltation, comme un repli d'intériorisation: Odes élémentaires (Odas elementales, 1954), Nouvelles Odes élémentaires (Nuevas Odas elementales, 1956), Troisième Livre des Odes (Tercer Libro de la Odas, 1957), Navigations et retours (Navigaciones y regresos, 1957). Sur des rythmes allègres, on y voit célébrées les choses quotidiennes: l'artichaut, les oiseaux, le livre, la tomate...; des abstractions morales: la joie, l'énergie, l'espérance...; des admirations littéraires: Jorge Manrique, Rimbaud, Whitman... Dans ces livres, Neruda a su, sur le mode mineur, renouer le dialogue ininterrompu qu'il entretient avec le monde et qui se poursuit, d'autre façon, dans d'autres livres: Les Raisins et le Vent (Las Uvas y el Viento, 1954), Les Pierres du Chili (Las Piedras de Chile, 1961). Publié en 1958, Vaguedivague (Estravagario), sur un ton ambigu de tristesse ironique, est une sorte de méditation du poète sur son propre destin. Dans cette œuvre aux accents quasi métaphysiques brillent, comme toujours chez Neruda, des images splendides, insolites et fascinantes. La même force d'évocation des profonds de l'être se révèle dans La Centaine d'amour (Cien sonetos de amor, 1959), où l'écrivain poursuit l'autobiographie amoureuse dont Les Vers du capitaine (Los Versos del capitán, 1952) avait, quelques années plus tôt, montré d'autres détours.
5. «Je suis celui qui remémore»
Depuis son adolescence, Neruda n'a jamais cessé, à travers son œuvre multiple, de tenir le journal d'une vie dont on dirait qu'il craint de perdre la moindre page. Sur des rythmes aussi divers que les moments d'une journée ou d'une destinée, Mémorial de l'île Noire (Memorial de isla Negra), publié en 1964, pour le soixantième anniversaire de l'auteur, est le livre des souvenirs. L'enfance, les amours, les voyages, la politique, la nature, la joie et la souffrance, et l'amour de nouveau offrent les thèmes de ces évocations d'un lyrisme passionné à l'image de l'inspiration qui a toujours brûlé chez Pablo Neruda.
Son œuvre se renouvelle encore; d'autres titres s'ajoutent, en sa vieillesse, à la liste des ouvrages cités. En 1967 est créée sa première œuvre dramatique: Splendeur et mort de Joaquín Murieta (Fulgor y muerte de Joaquín Murieta). Mais, depuis longtemps déjà, Neruda a donné à la littérature de l'Amérique de langue espagnole la marque de son génie composé à la fois de force et de simplicité, d'intuitions fulgurantes et de généreuse humanité.
Bernard SESÉ
6. «Pourquoi m'a-t-on donné des mains ?»
C'est en novembre 1968 que paraît le recueil intitulé Les Mains du jour (Las Manos del día, 1968). Le poète regarde ses mains et les déclare inutiles puisque lui-même n'a rien bâti de concret. Qui est-il ? Non point l'un de ces travailleurs manuels auxquels il a tant rendu hommage, notamment dans les Odes élémentaires, mais un simple spectateur de l'œuvre matérielle des hommes. Certes, le chant poétique magnifie la fabrication des choses, mais la feuille de papier et les mots qui y sont déposés par le poète garderont toujours un caractère amer et dérisoire. Neruda retrouve la solitude, tentation jusqu'alors conjurée par la poésie. L'heure de la mort approchant, il convient de dire clairement quel fut le sens de toute une vie. Une conclusion se dégage malgré les incertitudes: l'œuvre nérudienne est un cadeau fait aux hommes, un acte de partage qui renverra les êtres à leur propre vie et les aidera à prendre conscience d'eux-mêmes. La forêt chilienne demeure aussi inépuisablement belle et le poète l'exalte une fois de plus avant l'invocation terminale à toutes les mains des hommes et à chacune des «mains du jour».
C'est encore la nature de son pays qui inspire à Neruda le livre suivant: Encore (Aún, juillet 1969). Alors qu'il fête son soixante-cinquième anniversaire, le poète proclame la nécessité d'éclairer ses «devoirs terrestres». Aussi chante-t-il sa terre, l'Araucanie, «rose mouillée» dont les racines se trouvent dans son propre corps, et dont les chemins le conduisent vers le pôle Sud, «entre des arbres brûlés». Chaque terme géographique renvoie à un jalon de l'itinéraire matériel et poétique qui amena l'enfant de Temuco à la découverte du verbe, c'est-à-dire à sa véritable naissance. La mort du poète a déjà commencé, mais seule importe l'éternité de la vague:
Je meurs dans chaque vague chaque jour. Je meurs dans chaque jour en chaque vague. Pourtant le jour ne meurt jamais. Il ne meurt pas. Et la vague ? non plus. Merci.
7. L'angoisse et l'espoir
C'est aussi en juillet 1969 que paraît Fin de monde (Fin de mundo). Ce livre évoque le possible et absurde anéantissement de notre univers par l'éclatement de l'arme atomique. Neruda dénonce avec véhémence les horreurs d'une guerre toujours présente en ce monde, notamment au Vietnam. Il révèle l'expérience de la mort humaine à travers les objets, les signes qui subsistent après les catastrophes; ainsi parle-t-il de l'enfant brûlée sous les décombres de sa maison ou étouffée dans la rizière, en évoquant simplement une poupée aux yeux vides, seule rescapée du bombardement. La mer, si importante dans l'œuvre nérudienne, représente ici encore l'éternité, mais elle aussi est menacée par les atteintes de l'homme. Refusant toute forme de culte et d'autosatisfaction, l'écrivain réaffirme humblement son espérance et sa volonté de comprendre les hommes, ses frères, y compris les bourreaux car il n'est point de lutte sans une part de complicité avec le mal.
L'activité politique du poète ne connaît point de relâche durant les années 1969 et 1970. Le 30 septembre 1969, Neruda est désigné par son parti comme candidat à la présidence de la République. Il parcourt le Chili en tous sens et clame son adhésion à l'Unité populaire qui vient de se créer. En janvier 1970, il retire sa candidature afin de permettre à un candidat unique de l'Unité populaire de se présenter aux élections. Salvador Allende est élu en septembre, avec 36,3% des voix, et le Congrès confirme cette élection le 24 octobre 1970. L'activité poétique de Neruda ne subit aucun ralentissement au cours de cette période: ainsi deux livres de poèmes sont-ils publiés en 1970.
8. 1970: «L'Épée de flammes» et «Les Pierres du ciel»
L'Épée de flammes (La Espada encendida, 1970) s'ouvre sur une citation de la Genèse (III, 24) évoquant l'homme chassé de l'Éden, les chérubins et l'épée de feu qui s'agite de tous côtés, «pour garder le chemin de l'arbre de la vie». Au seuil de ce livre, il est clair que le cataclysme universel a eu lieu. Un seul survivant, Rhodo le guerrier, contemple les statues disséminées, puis traverse la forêt mythique pour redevenir le «premier homme», porteur d'une «infinie solitude». Surgit alors Rosie, la jeune Blanche nue, survivante de la légendaire Ville des Césars dont parle J. Vicuña Cifuentes dans Mythes et superstitions du Chili (Mitos y supersticiones de Chile, 1919), livre cité par Neruda à la fin du recueil. Rhodo reprend peu à peu conscience des merveilles de son corps et de l'évidence du désir. Tels «deux innocents perdus», Rosie et Rhodo se rejoignent charnellement et leur étreinte est à la mesure de l'immense paradis sauvage où ils se sentent à la fois neige, pierre et feu, où ils vivent un amour qui ne va pas sans haine, un plaisir qui est aussi une agonie anticipée. Mais l'épée de feu - ici représentée par un volcan américain - menace cet Adam et cette Ève du nouvel éden patagonien. Contrairement à la légende, le feu dévastateur n'ensevelira pas dans l'océan l'arche fragile où se sont réfugiés les animaux, autour du couple symbolique qui, libéré de Dieu, accède à son tour à la divinité.
Et la liberté de la mer les soulevaitdans son ventre spacieux:ils ondulaient sans route fixe et sans douleur sur la nef solitaire,de nouveau seuls, et pourtant maîtres désormaisde leurs artères, maîtres de leurs paroles, dieux communs et libres sur la mer.
Ainsi s'achève cette «sonate noire» où Neruda écrit une genèse du continent américain, suivant une dialectique qui restitue à l'homme ses pleins pouvoirs.
Les Pierres du ciel (Las Piedras del cielo, 1970) ne sont pas sans rappeler Les Pierres du Chili (Las Piedras de Chile, 1961). Chaque gemme du nouveau recueil, topaze, obsidienne, agate, cornaline, est célébrée dans un court poème où de somptueuses métaphores révèlent la beauté et le secret de la matière, pour conduire à la méditation sur la fragilité humaine: «chair et pierre: entités à jamais ennemies».
9. Le séjour en France
Nommé ambassadeur à Paris, Neruda arrive en France en mars 1971. Réceptions, voyages, vie mondaine épuisent le poète déjà très affaibli. Le 21 octobre 1971, le prix Nobel de littérature lui est décerné. Dans le discours qu'il prononce à Stockholm, le poète évoque avec tendresse les frères inconnus qui l'aidèrent à franchir les Andes alors que sa tête était mise à prix dans son propre pays (1949). Réaffirmant «qu'il n'y a pas de solitude inexpugnable» et que le poète n'est pas «un petit dieu», Neruda se rallie à la prophétie de Rimbaud: «À l'aurore, armés d'une ardente patience, nous entrerons aux splendides villes», en laquelle il voit la proclamation d'un avenir certain. En 1972, il prononce devant le Pen Club International un discours dénonçant le blocus américain contre le Chili. Géographie infructueuse (Geografía infructuosa, 1972) paraît en mai à Buenos Aires: pressentant sa proche agonie, le poète s'interroge sur sa vie et sur son œuvre poétique. Renonçant à son poste, il quitte la France le 20 novembre 1972 et rentre au Chili avec Mathilde Urrutia. Son peuple l'accueille triomphalement à Santiago.
10. 1973, le dernier combat: «Ma chanson est offensive et dure comme la pierre araucane»
Neruda participe à la campagne pour les élections de mars en écrivant Incitation au nixonicide et éloge de la révolution chilienne (Incitación al nixonicidio y alabanza de la revolución chilena, 1973); tout en chantant l'Océan et Quevedo, il fustige dans de courts pamphlets les «politicards» et les «larrons». Le 11 septembre, un putsch militaire renverse le gouvernement de l'Unité populaire. Allende est assassiné à la Moneda. Le 23 septembre Pablo Neruda meurt à Santiago. Ses obsèques se déroulent en présence de l'armée: des chants jaillissent de la foule, témoignant, par-delà la mort, du pouvoir subversif de la poésie.
Coups d'État au Chili et en Argentine, 1973 et 1976
Dès le milieu des années 1960, l'Amérique latine voit se multiplier les dictatures militaires. Au Chili, le 11 septembre 1973, le coup d'État du général Pinochet met un terme sanglant à l'expérience de gouvernement d'Unité populaire de Salvador Allende. Le président Allende mourra dans le palais de la Moneda et des milliers de syndicalistes,...
Les livres posthumes. Huit livres de poèmes publiés à Buenos Aires reprennent les questions essentielles de toute une vie, mais en les approfondissant. La Rose détachée (La Rosa separada, 1973) évoque une visite à l'île de Pâques, le va-et-vient entre le Moi et le Nous et la nécessité pour le poète du retour aux origines. La Mer et les cloches (El Mar y las campanas, 1974) réunit toutes les voix du poète dans le temps et la géographie; Jardin d'hiver (Jardín de invierno, 1974) définit la permanence de l'être en la matière; 2000 (1974) répète l'avertissement de Fin de monde. Le Livre des questions (Libro de las preguntas, 1974) et le Cœur jaune (El corazón amarillo, 1974) restent fidèles à la veine amorcée dans Vaguedivague (Estravagario, 1958); Élégie (Elegía, 1974) évoque les compagnons disparus, enfin Défauts choisis (Defectos escogidos, 1974) noue étroitement la géographie américaine aux expériences intimes du poète.
Les Mémoires, parues en 1974, J'avoue que j'ai vécu (Confieso que he vivido), ne consistent pas en une somme de souvenirs mais en une méditation sur la poésie: «Ma vie est une vie faite de toutes les vies: les vies du poète.»
Marie-Claire ZIMMERMANN
Œuvres de Pablo Neruda
Obras completas, 3e éd., Losada, Buenos Aires, 1973. Veinte poemas de amor y una canción desesperada, 1924; Residencia en la Tierra, 2 vol., 1933-1935; España en el corazón, 1938; Canto general, 1950; Todo el amor, 1953; Odas elementales, 1954; Nuevas Odas elementales, 1956; Tercer Libro de las Odas, 1957; Estravagario, 1958; Cien Sonetos de amor, 1959; Las Piedras de Chile, 1961; Memorial de isla Negra, 1964; Una casa en la arena, Barcelone, 1966; Fulgor y muerte de Joaquín Murieta, 1967; Las Manos del día, Losada, Buenos Aires, 1968; La Espada encendida, Las Piedras del cielo, 1970; Incitación al nixonicidio y alabanza de la revolución chilena, Editora Quimantú, Santiago, 1973; La Rosa separada, Losada, 1973; El Mar y las campanas, Jardín de invierno, 2000, Libro de las preguntas, El Corazón amarillo, Elegía, Defectos escogidos, Confieso que he vivido, Memorias, ibid., 1974. Traductions L'Espagne au cœur, trad. L. Parrot, Paris, 1938; Le Chant général, trad. A. Ahrweiler, 3 vol., Paris, 1956; Tout l'amour, trad. A. Gascar, Paris, 1961; Hauteurs de Macchu-Picchu, trad. R. Caillois, Paris, 1962; La Centaine d'amour, trad. J. Marcenac et J. Bonhomme, Paris, 1965; Résidence sur la terre, trad. G. Suarès; Splendeur et mort de Joaquín Murieta, trad. G. Suarès, Paris, 1969; Mémorial de l'île Noire, trad. C. Couffon, Paris, 1970; Vingt Poèmes d'amour et une chanson désespérée, trad. A. Bonhomme et J. Marcenac, Éd. franç. réunies, Paris, 1970; Vaguedivague, trad. G. Suarès, Paris, 1971; L'Épée de flammes, trad. C. Couffon, Gallimard, Paris, 1971; Les Pierres du Chili, ibid., 1972; Incitation au nixonicide et éloge de la révolution chilienne, adaptation M. Delouze, Éd. franç. réunies, 1973; Odes élémentaires, trad. J.-F. Reille, Gallimard, 1974; J'avoue que j'ai vécu, trad. C. Couffon, ibid., 1975; Nouvelles Odes élémentaires, trad. J.-F. Reille, ibid., 1976; Encore, trad. C. Couffon, ibid., 1977; J'avoue que j'ai vécu. Mémoires, ibid., 1977; Chant général, ibid., 1977; Troisième Livre des Odes, trad. J.-F. Reille, ibid., 1978; La Rose détachée et autres poèmes, trad. C. Couffon, ibid., 1979; Les Premiers Livres, ibid., 1982; Les Vers du capitaine, trad. C. Couffon, ibid., 1984. Études M. AGUIRRE, Genio y figura de Pablo Neruda, Buenos Aires, 1964; Las Vidas de Pablo Neruda, Zig-Zag, Santiago, 1967
A. ALONSO, Poesía y estilo de Pablo Neruda, Buenos Aires, 1951
L. ARAGON, Élégie à Pablo Neruda, Paris, 1966
A. CARDONA PENA, Pablo Neruda, Mexico, 1955
J. CONCHA, Pablo Neruda, 1904-1936, Ed. univ., Santiago, 1972
A. FLORES dir., Nuevas Aproximaciones a Pablo Neruda, Fondo de cultura economica, Mexico, 1987
A. GATELL, Neruda, E.P.E.S.A., Madrid, 1976
H. LOYOLA, Ser y morir en Pablo Neruda, Editora, Santiago, 1967
A. LUNDKVIST, Plainte pour Pablo Neruda, Galilée, Paris, 1983
J. MARCENAC, Pablo Neruda, Paris, 1963, rééd. 1971
E. RODRÍGUEZ MONEGAL, Neruda, le voyageur immobile, trad. B. Lelong, Paris, 1973
R. SALAMA, Para una crítica a Pablo Neruda, Buenos Aires, 1957
A. SICARD, La Pensée poétique de Pablo Neruda, Atelier thèses Lille-III, H. Champion, Paris, 1977
J. VILLEGAS, Estructuras míticas y arquetipos en el «Canto general» de Neruda, Planeta, Barcelone, 1976
«Neruda présent», in Europe, janv.-févr. 1974
«Pablo Neruda», in Revista íberoamericana, no 82-83, 1973.
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Chant général - Pablo Neruda (1950)
Le jour même de la mort de son père, le 7 mai 1938, Pablo Neruda (1904-1973) commence la rédaction du Chant général du Chili, qu'il intitulera plus tard, en raison de sa dimension continentale, Chant général. La mort de ses parents semble détacher à jamais Neruda du Chili de son enfance, de ce Temuco de la forêt, de la pluie et des chemins de fer que conduisait son père. C'est un nouveau processus créatif, puissant et profond, qui se met en marche et qui engendrera ce qu'on considère aujourd'hui comme l'œuvre majeure du poète chilien.
Pablo Neruda
Le poète chilien Pablo Neruda (1904-1973). Il est nommé ambassadeur du Chili à Paris en 1970, et reçoit le prix Nobel de littérature en 1971.
Avec Résidence sur la terre (1933-1935), Neruda avait fait la double expérience de l'éloignement géographique - il est alors amené à occuper un poste diplomatique en Asie du Sud-Est - et de la plongée dans son propre enfer personnel, après avoir publié en 1924 Vingt Poèmes d'amour et une chanson désespérée, qui lui confèrent une renommée qui ne se démentira plus. En 1935, en poste en Espagne, il renforce ses liens avec une pléiade de poètes dont certains seront évoqués avec émotion dans le Chant général: Alberti, García Lorca, Aleixandre, Miguel Hernández. La guerre d'Espagne sera pour lui l'épreuve de la solidarité, qui se cristallise dans Espagne au cœur (1937), publié l'année suivante en français avec une préface d'Aragon. C'est une tout autre image de l'Espagne que véhiculera le Chant général: celle d'une puissance colonisatrice, rapace et impitoyable.
De 1940 à 1945 Neruda est en poste au Mexique; en 1942, il publie les premiers extraits du Chant général; en 1943, il fait un voyage au Pérou, où il visite les ruines de Macchu Picchu. Cette visite est à l'origine de «Hauteurs de Macchu Picchu», une des séquences les plus inspirées du Chant général. À la suite de graves divergences politiques avec le nouveau président du Chili, Gabriel González Videla, Neruda entre dans la clandestinité. Il met à profit cette période difficile pour progresser dans la rédaction de son recueil. En février 1949, il réussit à sortir du Chili en traversant la partie australe de la Cordillère des Andes. Il se rend en Union soviétique - il a adhéré au Parti communiste chilien en 1945 - et c'est au Mexique que, en 1950, sera publié le Chant général. Parallèlement, deux éditions clandestines de l'œuvre vont circuler au Chili. La même année, le livre est publié en Chine, aux États-Unis, en Inde, en Syrie, en Roumanie, en Pologne, en Suède et en Union soviétique, dans une édition tirée à 250 000 exemplaires. Neruda ne rentrera au Chili qu'en août 1952.
1. Une poésie engagée
Œuvre monumentale, le Chant général s'élabore sur une période d'environ douze années, avec des phases d'accélération et de ralentissement. Bien entendu, l'engagement politique du poète se fait sentir dans cette fresque où sont condamnés avec vigueur «les avocats du dollar», l'implantation sanglante des grandes compagnies minières et fruitières nord-américaines, la diplomatie du «gros bâton», l'appui aux dictateurs locaux. Mais, plus qu'une vision simpliste de l'histoire qui suivrait les aléas de la guerre froide, le Chant général est avant tout une chaleureuse et vibrante remontée aux sources de l'homme et des paysages américains (Chants I et II), de l'histoire passée et présente du continent (Chants III, IV et V). À partir du Chant VI, la figure du poète prend un relief particulier. Son retour au Chili en 1939 est évoqué (Chant VII), puis sa volonté de chanter le sacrifice des humbles (Chant VIII), son hostilité à la politique des États-Unis (Chant IX), ses aventures dans la clandestinité (Chant X), sa solidarité avec les déshérités (Chant XI), le salut qu'il adresse à ses frères en poésie (Chant XII), son dialogue avec une patrie à la fois généreuse et hostile (Chant XIII), sa fascination devant l'océan Pacifique (Chant XIV) et, enfin, les aléas de sa vie personnelle (Chant XV: «Je suis»), anticipation de sa future autobiographie.
2. Neruda, chantre et conteur
Dès le premier poème, Pablo Neruda affirmait: «Je suis ici pour raconter l'histoire.» Dans le Chant général, il est à la fois témoin et acteur, chantre et conteur. L'épique et le lyrique, le sarcasme et l'émotion, l'histoire et le mythe se mêlent. Les métaphores s'enchaînent en une ronde éblouissante; la diction poétique brasse diatribe, mélopée, déploration, dithyrambes, pastiches. La chronique s'ouvre sur l'hymne:»Je ne prononce pas ton nom en vain, ô Amérique: Nuit et jour je vois les martyres,/ jour et nuit je vois l'enchaîné,/ le blond, le noir, l'indien/ écrire avec leurs mains battues et lumineuses/ sur les murs sans fin de la nuit.»
Suggestions de lecture
- Cent Ans de solitude - Gabriel García Márquez (1967) ,
- Le Quatrième Siècle - Édouard Glissant (1964) ,
- Martín Fierro - José Hernández (1872-1879) ,
- Poète à New York - Federico García Lorca (1929-1930)
Claude FELL
P. NERUDA, Chant général, trad. C. Couffon, coll. Poésie, Gallimard, Paris, 1984.
Études
E. RODRÍGUEZ MONEGAL, Neruda, le voyageur immobile, trad. B. Lelong, Gallimard, Paris, 1973
V. TEITELBOIM, Neruda, trad. A. Marcoux, L'Harmattan, Paris, 1995.
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