vendredi 18 avril 2008

MIGUEL HERNANDEZ PAR PABLO NERUDA

MIGUEL HERNANDEZ « EN ESPADRILLES ET PANTALON DE VELOURS CÔTELÉ DE PAYSAN DE SES TERRES D'ORIHUELA » DANS LA SIERRA DE ORIHUELA EN 1934. PHOTO ARCHIVE 


Je ne restai pas longtemps consul à Buenos Aires. Au début de l'année 1934, je fus nommé dans les mêmes fonctions à Barcelone. J'avais pour chef le consul général du Chili en Espagne, don Tulio Maqueira. Ce fut sans aucun doute le fonctionnaire le plus parfait du service consulaire chilien que j'aie connu. Un homme très strict et que l'on prétendait bourru, mais qui se montra à mon égard extraordinairement généreux, compréhensif et cordial.

Don Tulio Maqueira eut tôt fait de découvrir que je soustrayais et multipliais avec une grande fantaisie, et que je ne savais pas diviser (une opération que je n'ai jamais pu apprendre). Alors il me dit

- Pablo, vous devez aller vivre à Madrid. C'est là qu'est la poésie. Ici, à Barcelone, il y a ces terribles divisions et multiplications qui ne vous aiment pas. J'en ferai mon affaire.
À peine arrivé à Madrid, et devenu comme par enchantement consul du Chili dans la capitale espagnole, je connus tous les amis de Garcia Lorca et de Rafael Alberti. Ils étaient nombreux. Quelques jours plus tard, j'étais un poète de plus parmi les poètes espagnols. Ce qui ne nous empêchait pas, Espagnols et Américain, d'être différents. Cette différence, naturelle, entre nous, les uns l'affichent avec orgueil et les autres, par erreur.


Les Espagnols de ma génération étaient plus fraternels, plus solidaires et plus gais que mes compagnons d'Amérique latine. Pourtant, je pus constater en même temps que nous étions plus universels, plus au courant des langages et des cultures. Peu d'Espagnols parlaient une autre langue que la leur. Lorsque Desnos et Crevel vinrent à Madrid, je dus leur servir d'interprète pour qu'ils se comprennent avec les écrivains espagnols.

L'un des amis de Federico et de Rafael était le jeune poète Miguel Hernandez. Quand nous fîmes connaissance il arrivait en espadrilles et pantalon de velours côtelé de paysan de ses terres d'Orihuela, où il avait gardé les chèvres. Je publiai ses vers dans ma revue Cheval Vert; le scintillement et le brio de son abondante poésie m'enthousiasmaient.

Miguel Hernandez en Milicien

Miguel était si campagnard qu'il se déplaçait entouré d'un halo de terre. Il avait un visage de motte de glaise ou de pomme de terre qu'on arrache d'entre les racines et qui conserve une fraîcheur de sous-sol. Il vivait et écrivait chez moi. Ma poésie américaine, avec ses horizons nouveaux, ses plaines différentes, l'impressionna et le transforma.

Il me racontait des fables terrestres d'animaux et d'oiseaux. Cet écrivain sorti de la nature était comme une pierre intacte, avec une virginité de forêt, une force et une vitalité irrésistibles. Il m'expliquait combien il était impressionnant de coller son oreille contre le entre des chèvres endormies. On entendait ainsi le bruit du lait qui arrivait aux mamelles, la rumeur secrète que personne d'autre que lui, le poète-chevrier, n'avait pu surprendre.

D'autres fois il me parlait du chant du rossignol. Le Levant espagnol, son pays d'origine, était rempli d'orangers en fleur et de rossignols. Comme au Chili ce chahuteur sublime n'existe pas, ce fou de Miguel voulait recréer pour moi dans sa vie même l'harmonie de son c ri et son pouvoir. Il grimpait à un arbre de la rue et, du plus haut des branches, sifflait ou gazouillait comme ses chers oiseaux natals.

Il n'avait pas de ressources et je lui cherchai un emploi. Un poète avait du mal à trouver du travail en Espagne. Finalement un vicomte, haut fonctionnaire du ministère des Affaires étrangères, s'intéressa à son cas et me répondit positivement; il était d'accord, il avait lu ses vers, il l'admirait, Miguel devait lui indiquer le poste qu'il désirait et il procéderait aussitôt à sa nomination. Tout joyeux, je dis au poète :

-Miguel, tu as enfin un destin. Le vicomte te case. Tu seras cadre supérieur. Dis-moi quel travail tu veux faire pour qu'on te signe ta nomination ?

Miguel resta pensif. Son visage aux grandes rides prématurées se couvrit d'un voile de cogitation. Les heures passèrent et sa réponse ne me parvint que dans l'après-midi. 
Ses yeux brillaient comme s'il avait trouvé la solution de sa vie :

-Le vicomte ne pourrait-il pas me confier un troupeau de chèvres, ici, près de Madrid?

Le souvenir de Miguel Hernandez ne peut se détacher des racines de mon cœur. Le chant des rossignols d'Orihuela, leurs tours sonores érigées dans la nuit parmi les fleurs d'oranger, étaient pour lui une présence obsédante et constituaient une part du matériel de son sang, de sa poésie terrestre et rustique, dans laquelle se fondaient tous les excès de la couleur, du parfum et de la voix du Levant espagnol, avec l'abondance et la bonne odeur d'une jeunesse puissante et virile.

Son visage était le visage de l'Espagne. Taillé par la lumière, ridé comme un champ labouré, avec ce petit côté de franche rudesse du pain et de la terre. Ses yeux brûlants, flambant sur cette surface grillée et durcie par le vent, étaient deux éclairs de force et de tendresse.

Et je vis sortir de ses paroles les éléments mêmes de la poésie, mais modifiés alors par une nouvelle grandeur, par un éclat sauvage, par le miracle du vieux sang transformé en descendance. J'affirme que dans ma vie de poète, et de poète errant, il ne m'a jamais été donné d'observer un phénomène semblable de vocation et d'électrique savoir verbal.


MIGUEL HERNANDEZ, page 176, J'avoue que j'ai vécu



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