Isidro Ferrer, illustrateur de cette édition du Livre de Question
I
Pourquoi les énormes avions
ne promènent-ils leurs petits?
Quel est l'oiseau aux plumes jaunes
qui remplit le nid de citrons?
Pourquoi n'apprend-on aux hélicoptères
à butiner sur le soleil?
Où la pleine lune a-t-elle laissé
son sac nocturne de farine?
II
Si je suis mort sans l'avoir su,
à qui vais-je demander l'heure?
Où donc, en France, le printemps
puise-t-il tant et tant de feuilles?
Où un aveugle peut-il vivre,
harcelé par un vol d'abeilles?
Si le jaune un jour disparaît
avec quoi ferons-nous le pain?
III
Dis-moi, la rose est-elle nue
ou n'a-t-elle que cette robe?
Pourquoi les arbres cachent-ils
l'éclat somptueux de leurs racines?
Qui tend une oreille aux remords
de l'auto, cette criminelle?
Est-il plus triste chose au monde
qu'un train arrêté sous la pluie?
IV
Combien le ciel a-t-il d'églises?
Pourquoi le requin ne mord-il
les sirènes si effrontées?
La fumée parle-t-elle aux nuages?
Est-il vrai qu'il faut arroser
l'espoir avec de la rosée?
Isidro Ferrer, illustrateur de cette édition du Livre de Question
V
Qu'abrites-tu là sous ta bosse?
dit le chameau à la tortue.
La tortue lui a répondu :
Et toi, que dis-tu aux oranges?
Un poirier a-t-il plus de feuilles
qu'A la Recherche du temps perdu?
Pourquoi, se sentant jaunissantes,
les feuilles se suicident-elles?
VI
Pourquoi le chapeau de la nuit
vole-t-il avec tant de trous?
Que raconte la vieille cendre
quand elle marche auprès du feu?
D'où vient que les nuages qui pleurent
tant, se font de plus en plus gais?
Pour qui flambent les gynécées
du soleil ombreux de l'éclipse?
Combien le jour a-t-il d'abeilles?
VII
La paix de la colombe est-elle paix?
Le léopard fait-il la guerre?
Pourquoi le maître enseigne-t-il
la géographie de la mort?
Qu'arrive-t-il aux hirondelles
qui sont en retard au collège?
Est-il vrai qu'elles distribuent
à travers ciel des lettres transparentes?
VIII
Quel dard irrite les volcans
qui crachent feu, froid et fureur?
Et pourquoi Christophe Colomb
n'a-t-il pu découvrir l'Espagne?
Combien de questions dans un chat?
Les larmes qu'on ne verse pas
attendent-elles en petits lacs?
Ou seraient-elles des rivières
coulant cachées vers la tristesse?
IX
Est-ce le soleil d'hier?
Ou le feu de son feu est-il autre?
Comment rendre grâce aux nuages
pour cette abondance éphémère?
D'où viennent-elles, les nuées
avec leurs sacs noirs de sanglots?
Où sont-ils, ces noms délicieux
comme des galettes d'antan?
Où sont parties les Donaldas,
les Clorindas et les Edwiges?
Isidro Ferrer, illustrateur de cette édition du Livre de Questions
X
Que penseront de mon chapeau,
d'ici cent ans, les Polonais?
Que diront de ma poésie
ceux qui n'ont pas touché mon sang?
Comment mesure-t-on l'écume
qui glisse hâtive de la bière?
Que fait une mouche en prison
si c'est un sonnet de Pétrarque?
XI
Jusqu'à quand parleront les
autres si nous avons déjà parlé?
Et que dirait José Marti
du magister Marinello?
Combien d'années compte Novembre?
Que continue donc à payer
l'Automne avec ses liasses jaunes?
Quel nom porte-t-il, ce cocktail
qui mélange éclairs et vodka?
XII
Et à qui le riz sourit-il
de ses dents blanches, infinies?
Pourquoi, dans les époques noires,
se sert-on d'une encre invisible?
Sait-elle, la beauté de Caracas,
combien la rose a de jupons?
D'où vient que les puces me piquent,
et les adjudants littéraires?
XIII
Est-il vrai que l'Australie seule
a des caïmans voluptueux?
Comment, sur l'arbre, les oranges
partagent-elles le soleil?
Était-ce d'une bouche amère
que provenaient les dents du sel?
Est-il vrai que sur ma patrie
plane, la nuit, un condor noir?
XIV
Et les rubis, qu'auront-ils dit
en voyant le jus des grenades?
Pourquoi jeudi ne se persuade
de succéder à Vendredi?
Quels sont-ils, ceux qui ont crié
de joie lorsque le bleu est né?
Pourquoi la terre est-elle triste
quand apparaissent les violettes?
XV
Est-il donc vrai que se prépare
la mutinerie des gilets?
Pourquoi le Printemps à nouveau
offre-t-il ses vêtements verts?
Pourquoi voit-on l'agriculture
rire des pleurs pâles du ciel?
Qu'a fait pour se retrouver libre
la bicyclette abandonnée?
XVIII
Comment le raisin a-t-il ouï
la propagande de la grappe?
Sais-tu s'il est plus difficile
de grener ou de s'égrener?
Vivre sans enfer est néfaste :
ne pouvons-nous le reconstruire?
Et placer le triste Nixon
cul sur les flammes du brasier?
En le brûlant à petit feu
au napalm nord-américain?
XIX
A-t-on compté l'or que possède
le territoire du maïs?
T'a-t-on dit que la brume est verte,
à midi, en Patagonie?
Qui chante là, au fond de l'eau,
dans la lagune abandonnée?
De quoi rit-elle, la pastèque
au moment où on l'assassine?
Isidro Ferrer, illustrateur de cette édition du Livre de Questions
XX
Est-il vrai que l'ambre contient
les pleurs versés par les sirènes?
Comment s'appelle cette fleur
qui vole d'un oiseau à l'autre?
Ne vaut-il mieux jamais que tard?
Et pourquoi le fromage a-t-il
pour ses exploits choisi la France?
XXI
Et quand on fonda la lumière
fut-ce bien au Venezuela?
Où est le centre de la mer?
Pourquoi les vagues n'y vont-elles?
Est-il sûr que ce météore
naquit colombe d'améthyste?
Puis-je demander à mon livre
s'il est vrai que je l'ai écrit?
XXII
Amour, amour, si lui si elle
ne sont plus, où sont-ils allés?
Hier, ai-je dit à mes yeux,
hier, quand nous reverrons-nous?
Et quand le paysage change,
est-ce tes mains ou bien tes gants?
Lorsque chante le bleu de l'eau
que fleure la rumeur du ciel?
XXIII
Se mue-t-il en poisson volant,
le papillon lorsqu'il transmigre?
En ce temps-là n'était-il pas
vrai que Dieu vivait sur la lune?
Quelle couleur a le parfum
du sanglot bleu des violettes?
Un jour a combien de semaines?
Un mois, combien a-t-il d'années?
XXIV
Quatre est-il quatre pour chacun?
Tout sept est-il égal à l'autre?
Quand un prisonnier pense au jour,
est-ce bien celui qui t'éclaire?
As-tu songé à la couleur
que prend Avril pour les malades?
Quelle monarchie d'Occident
arbore un drapeau de coquelicots?
XXV
Pourquoi, pour attendre la neige,
la futaie se met-elle nue?
Et comment savoir qui est Dieu
parmi les Dieux de Calcutta?
Et pourquoi tous les vers à soie
vivent-ils si déguenillés?
Pourquoi le cœur de la cerise
est-il si dur en sa douceur?
Est-ce parce qu'il doit mourir
ou parce qu'il doit subsister?
XXVI
Ce Sénateur grave et guindé
qui me prétendait châtelain
a-t-il croqué, neveu aidant,
la crêpe de l'assassinat?
Qui le magnolier trompe-t-il
avec son parfum de citrons?
Où l'aigle pose-t-il sa dague
quand il se couche dans un nuage?
XXVII
Ne seront-ils pas morts de honte
ces trains qui se sont fourvoyés?
Qui a jamais vu l'aloès?
Où les a-t-on plantés, les yeux
du camarade Paul Éluard?
- Acceptez-vous quelques piquants?
a-t-on demandé au rosier.
XXVIII
Pourquoi les vieux n'évoquent-ils
ni les dettes ni les brûlures?
Le parfum de la jeune fille
surprise alors était-il vrai?
Pourquoi les pauvres cessent-ils
de comprendre, à peine enrichis?
Où trouver une cloche qui
tintera au fond de tes rêves?
XXIX
Quelle distance en mètres ronds
sépare soleil et oranges?
Qui donc réveille le soleil
quand il dort sur son lit brûlant?
La terre chante-t-elle comme
un grillon dans le chœur céleste?
La tristesse est-elle si vaste,
si ténue, la mélancolie?
Isidro Ferrer, illustrateur de cette édition du Livre de Questions
XXX
En écrivant son livre bleu
Rubén Dario n'était-il vert?
Rimbaud n'était-il écarlate? Gôngora, couleur de violettes?
Et Victor Hugo, tricolore?
Et moi, tout de jaune rayé?
Se groupent-ils, les souvenirs
de tous les pauvres des villages?
Et dans un coffre minéral
le riche a-t-il rangé ses rêves?
XXXI
Qui interroger sur ce que
je suis venu faire en ce monde?
Pourquoi me mouvoir malgré moi,
pourquoi ne puis-je être immobile?
Pourquoi rouler ainsi sans roues
et voler sans ailes ni plumes,
et qui m'a poussé vers ailleurs
si mes os vivent au Chili?
XXXII
S'appeler Pablo Neruda,
y a-t-il plus sot dans la vie?
Qui, dans le ciel de Colombie,
collectionnera les nuages?
Pourquoi choisit-on toujours Londres
pour les congrès de parapluies?
La reine de Saba
avait-elle un sang amarante?
Les pleurs versés par Baudelaire
quand il pleurait étaient-ils noirs?
XXXIII
Et pourquoi le soleil est-il un si mauvais ami
pour le voyageur du désert?
Et pourquoi le soleil est-il si sympathique
dans le jardin de l'hôpital?
Oiseaux ou poissons, que retient
la lune au creux de ses filets?
Est-ce là où on me perdit
que j'ai fini par me trouver?
XXXIV
Dans les vertus oubliées, puis-je
me tailler un costume neuf?
Pourquoi les plus belles rivières
sont-elles allées couler en France?
Pourquoi la nuit de Guevara
ne s'aube-t-elle en Bolivie?
Là-bas, son coeur assassiné
recherche-t-il ses assassins?
Et le raisin noir de l'exil
n'a-t-il d'abord un goût de larmes?
XXXV
Notre vie n'est-elle un tunnel
entre deux clartés imprécises?
Ou serait-elle une clarté
entre deux triangles obscurs?
Ou la vie est-elle un poisson
prédisposé à être oiseau?
La mort, est-ce de ne pas être,
ou d'être des corps dangereux?
XXXVI
La mort est-elle au bout du compte
une cuisine interminable?
Que feront tes os disloqués,
quêteront-ils encor ta forme?
Ta destruction se fondra-t-elle
en autre voix et autre jour?
Dans les chiens et les papillons
y aura-t-il tes propres larves?
XXXVII
Verra-t-on naître de tes cendres
des Tchèques ou des tortues de mer?
Embrasseras-tu des oeillets
avec d'autres lèvres futures?
Mais sais-tu d'où provient la mort :
Est-ce d'en haut? Est-ce d'en bas?
Est-ce des murs ou des microbes?
Est-ce de l'hiver ou des guerres?
XXXVIII
Ne crois-tu pas que la mort vit
dans le soleil d'une cerise?
Le printemps ne peut-il aussi
te tuer par un de ses baisers?
Crois-tu que le deuil anticipe
le drapeau de ta destinée?
Vois-tu dans la tête de mort
ta souche au tas d'os condamnée?
XXXIX
Ne sens-tu aussi le danger
dans le fou rire de la mer?
Ne vois-tu dans la soie sanglante
du coquelicot, une menace?
Ne vois-tu pas que le pommier
fleurit pour mourir dans la pomme?
Ne pleures-tu, parmi les rires,
près des bouteilles de l'oubli?
Le livre des questions, p 145. Editions Gallimard, 1979,
Traduction de Claude Couffont