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ILLUSTRATION LE TEMPS |
Chaque semaine, un écrivain d’ici présente l’auteur classique qui l’inspire et le nourrit. José-Flore Tappy a choisi d'évoquer le Chilien Pablo Neruda
VINGT POÈMES D’AMOUR ET UNE CHANSON DÉSESPÉRÉE |
Un objet d’abord, un format: presque carré (13,5 x 10), un peu comme une boîte de cigares, la jolie boîte de ces «Petit Nobel» que j’ai longtemps fumés avec délice durant les longues soirées d’été. Sous sa couverture toilée bleu turquoise, le livre détonne sur les rayons de ma bibliothèque où se côtoient les éditions blanches, rectangulaires, légères comme des stèles, certains volumes revêtus de pergamine. Trop petit, trop criard, inclassable. Le jour où j’ai déniché chez un libraire un second volume de cette même collection: Papiers du poète grec Yannis Ritsos, sous couverture rouge vif, le rouge écarlate du pavot, il a trouvé sa place: Neruda et Ritsos… mes compagnons de route. Quand on ouvre le recueil, son papier couleur tabac clair sent la terre mouillée après la pluie, et c’est l’océan qui s’engouffre! Chez Neruda, le désir amoureux est inséparable du paysage, du monde, de la collectivité humaine. Romantique? non, juvénile et magnétique, où les adresses à l’aimée disent les émois d’un cœur passionné: «Volume de baisers englouti et brisé/que le vent de l’été vient combattre à la porte», «tourne mon cœur, et c’est un volant fou».
Vieux de presque un siècle, ce livre est d’une fraîcheur inaltérée. Rien d’éthéré, aucune effusion tremblante. La femme aimée (ou rêvée, ou seulement regrettée) est physique, charnelle, presque géographique: «Accueillante, pareille à un ancien chemin.» Tout jeune, Neruda a déjà le verbe affirmé. Il parle franc, sans détours: «Ici je t’aime.» Il pose sur la table l’évidence, et la répète: «Seul. […] La mer au loin sonne et résonne./Voici un port./Ici je t’aime.» Difficile de choisir un poème en particulier, une strophe plutôt qu’une autre… j’aime le mouvement qui fait tourner les pages, le glissement des vers sur ce papier bistre, tel le ressac effaçant sur le sable les empreintes mouillées des mots d’avant.
L’amour est partout chez Neruda, aussi bien dans le sombre Résidence sur la terre que dans L’Espagne au cœur, écrits sous le choc du franquisme et de l’assassinat de Garcia Lorca, et même dans Hauteurs de Machu Picchu, chant de fraternité pour les bâtisseurs incas. Redoutable force révolutionnaire, l’amour traverse l’effroi, balaie le découragement, transcende la colère. Plus tard encore et plus conquérant, Neruda fera sonner les mots pour l’amante clandestine devenue sa compagne. Erotisme et passion, tendresse et rage, le poète ne cache pas ses désirs sous une feuille de vigne. Ce sont les très beaux poèmes de La Centaine d’amour dédiés à Matilde Urrutia, précédés de ces lignes qu’il lui adresse, en octobre 1959: «J’ai construit par la hache, le couteau, le canif, ces charpentes d’amour et bâti de petites maisons de quatorze planches pour qu’en elles vivent tes yeux que j’adore et que je chante.»
Par leur sensualité, par une intensité presque douloureuse dans la douceur, les poèmes de Neruda n’ont d’égal à mes yeux que les poèmes d’amour chez Eluard, et peut-être certains vers de Michaux d’une brusquerie aérienne – entre tous, celui-ci: «Emportez-moi sans me briser, dans les baisers» (Mes propriétés). Plus latin, avec une fougue autrement plus violente mais toujours tendre dans ses adresses, Neruda me rappelle, à chaque moment de doute ou de fatigue, que les mots sont des appuis, qu’ils nous protègent et nous font avancer: «Incliné sur les soirs je jette un filet triste/sur tes yeux d’océan./Là, brûle écartelée sur le plus haut bûcher,/ma solitude aux bras battants comme un noyé».
Entier et jusqu’au fond du désespoir, Neruda prend le monde à bras-le-corps. J’aime cet emportement qui s’émerveille, prolifique et généreux. Rien n’est dérisoire, et de la femme aimée aux choses les plus modestes, tout sera célébré avec le même lyrisme, celui des Odes élémentaires: Ode à Valparaíso, Ode à la tomate, Ode à une montre dans la nuit, Ode à l’artichaut, Ode à l’espoir, Ode à une châtaigne tombée… Ode à l’amour.
Profil
José-Flore Tappy est l’auteure de plusieurs recueils de poèmes, parmi lesquels Pierre à feu, Terre battue, Hangars, Lunaires. Le dernier, Trás-os-Montes, porte le nom d’une province portugaise à la beauté âcre et sèche. Elle a traduit des poètes de langue espagnole, dont le Costaricien Laureano Albán, et avec Marion Graf la poésie d’Anna Akhmatova.
JOSÉ-FLORE TAPPY. PHOTO YVONNE BOEHLER |
1954 Naissance à Lausanne.
1983 Prix de poésie C.F. Ramuz pour «Errer mortelle» (Payot).
1997 Traduction pour la scène du «Pierrot lunaire» de Schönberg, interprété en français au Festival de la Bâtie de Genève et au Théâtre de Vidy à Lausanne par Yvette Théraulaz (mise en scène François Rochaix).
2006 «Hangars» sous couverture peinte par Pierre Oulevay (Empreintes).
2011 Anna Akhmatova, «L’Eglantier fleurit», traduction avec Marion Graf (La Dogana).
2013 «Tombeau», avec des dessins de Juan Martinez (Empreintes).
2018 «Trás-os-Montes», poèmes (La Dogana). Laureano Albán, «Psaumes pour conjurer la guerre» traduction (Calligrammes, Rennes).
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