L’association Neruda Centenario organisait, samedi 20 Novembre 2004, une journée d’hommage au poète chilien Pablo Neruda à l’espace Niemeyer, place du Colonel Fabien à Paris. Lors de l’inauguration, Jack Ralite a prononcé une allocution dont voici l’intégralité.Par Jack Ralite,sénateur.
JACK RALITE |
Voici donc le moment pour moi de dire, après d’autres, quelques mots affectueux sur Pablo Neruda. Mais comment ne pas trouver cela difficile tellement l’oeuvre de cet homme est multiple et d’une richesse exceptionnelle qui, à travers 43 recueils, a rencontré et touché le monde entier. Il y a une dimension hugolienne chez cet écrivain-poète, omnivore de sentiments, d’êtres, de livres, d’événements, de batailles, auteur éblouissant de l’Amérique latine, désirant tout étreindre du monde et des peuples qui l’habitent.
La première fois que je l’ai vu (je le lisais depuis longtemps), c’est le 19 juin 1970 aux obsèques d’Elsa Triolet, et je n’oublierai jamais les mots de son bel hommage à cette femme paraissant invulnérable. «Elle nous enseignait toujours la destruction du mensonge, et levant l’orgueil de son visage au-dessus de la haine pour nous dire la vérité, l’intelligence, le travail du constructeur.»
Neruda fut un constructeur, immensément. C’est cela, pour les cent ans qu’il aurait, que j’ai envie et le devoir sensible et impérieux d’évoquer, dans cet espace construit par Oscar Niemeyer, autre «Latino-américain» du monde, «autre frère farouche de la paix», comme disait Alberti, l’un des amis espagnols de Neruda.
Neruda, ce « professeur de vie », cette « guitare jamais tuée », ce pionnier (je le cite) « d’un monde à son aurore où le bâtisseur n’est pas encore prisonnier de ce qu’il construit, ni le producteur esclave de ce qu’il produit ». Construire, c’est sa grande et profonde continuité, sa continuité non continuiste, dans la vie et dans ses écrits, y compris quand tout «va mal» comme on dit. C’est dans le Chant général, cette oeuvre-vie, ce tumultueux fleuve intranquille, qu’il condense le mieux sa pensée :
« Ici, prend fin ce livre qui est né de la colère comme une braise, comme les territoires de forêts incendiées, et je désire que, tel un arbre rouge, il continue à propager sa flamme claire. Mais dans ses branches tu n’as pas trouvé que la colère ; si ces racines ont cherché la douleur, elles cherchèrent aussi la force, et je suis cette force de pierre pensive, cette joie de mains rassemblées.»
Neruda, dont la géographie et ses paysages nourrissant sa poésie s’appellent le Sud (la province de l’enfance à la nature sauvage), le Nord (la quotidienne victoire de l’ouvrier chilien sur la nature) et l’Océan (l’immensité horizontale du Pacifique), est un poète à l’extraordinaire diversité de registres. Notre ami Alain Sicard parle d’un lyrique amoureux, d’un barde malicieux, d’un satirique féroce, d’un méditatif, d’un chroniqueur avec humilité. Cet immense poète comme une plage sans limite entretint aussi un rapport avec le politique, l’idéologique et plus généralement l’histoire.
Pablo Neruda était communiste, mais comme Aragon, autre chantre du XXe siècle, autre homme des hauteurs, il avait et pratiquait, c’est leur honneur commun, ce que disait si bien le grand poète palestinien Mahmoud Darwich en 1997 : « Un poète peut tout exprimer, il faut néanmoins l’éloigner de tout ce qui le perturbe, l’éphémère, le conjoncturel, l’immédiat, l’inconsistant dans le réel. Je dis bien l’inconsistant et non sa pesanteur. Il ne faut jamais écrire à partir d’un sentiment de haine. Chaque poète porte le projet de construire une nouvelle genèse. » Cela se mêle d’ailleurs merveilleusement avec la monumentale et belle, et lucide, et salvatrice, et amoureuse préface de Julio Cortzar en 1958 à Résidence sur la terre.
Et Pablo Neruda qui a ramassé, ramassé pour lui, ramassé pour nous, a multiplié, pour parler comme Virgile, « les pierres vivantes de la construction humaine ». Pablo Neruda chercha toute sa vie des sentiers dans la brousse, des sentiers à frayer dont il n’existe que l’idée, dont aucun pas n’a encore fait espérer le tracé. Ce faisant, il avait une vie singulière. Il passait (je pille l’image à Joë Bousquet) une partie de son temps à « supprimer des impossibilités ».
Sur ces impossibilités, je voudrais d’une trace verbale nommer deux dates tenant une place décisive dans l’itinéraire Nerudien en enrichissant sa continuité.
1936. La guerre d’Espagne. Sa grande amitié avec Frederico Garcia Lorca. L’Espagne au coeur et le Chant général, son écho en américanité, l’avènement de tout un continent et le désir de tout cultiver, de tout dire, jusqu’à ces Odes élémentaires où se mêle la ferveur poétique de la patate, du savon, de la cuillère et de beaucoup d’autres choses très humbles. La TOTALITÉ.
1958. Après la rencontre d’amour fou avec Mathilde, c’est le choc, l’ébranlement du XXe Congrès du Parti communiste de l’Union soviétique et le retour à travers Vaguedivague à un moi quittant le narcissisme pour la remise en question. La diversité contradictoire.
Revenons aux impossibilités.
Un autre 11 septembre, en 1973 celui-là, Pinochet s’empare du pouvoir et créé par le sang une dictature féroce. Quelques-uns osèrent avec un immense courage et une immense fidélité accompagner le corps de Neruda au cimetière de Santiago.
La terreur de Pinochet s’installait. La nuit tombait sur le Chili et, comme souvent dans ces moments tragiques de l’histoire, il y a un temps où les mots impuissance, fatalité, impossibilité prirent le dessus. Et bien non et j’en veux témoigner pour finir parce que j’ai vécu. C’est la création de « Chile Crea, encuentro internacional del arte, la ciencia, y la cultura por la democratia en Chile ». Cela a commencé par un nouage, une mêlée entre le Chili et la France, entre des artistes chiliens et des artistes français.
En novembre 1987 au Zénith, non loin d’ici, les États généraux de la culture lançaient devant 7 200 personnes la « Déclaration des droits de la culture » et la manifestation se terminant, le peintre José Balmès vint me voir et me dit : «Ce texte est beau et bon. Serais-tu d’accord que nous le fassions nôtre, au Chili. Il nous exprime fort bien.» J’acquiesçais. José Balmès rentra au Chili, téléphona à 12 intellectuels et artistes, leur proposant une conférence de presse s’appuyant sur ce texte. Premières réactions : «On risque l’arrestation.» Et l’ami José de répondre : «Si ce n’est pas moi alors qui? Si ce n’est pas maintenant alors quand?» La conférence de presse eut lieu. «Chile Crea» fut créé. Et la semaine précédant le 14 juillet 1988, Santiago fut une ville aux 467 manifestations culturelles. J’y étais avec notre cher Sergio Ortega, auteur du fameux «El pueblo unido jamas sera vincido», cette sorte de «Liberté, égalité, fraternité» à la chilienne devenu un chant universel. Au Théâtre Baquedano, à l’université, à la Victoria, à la Vicaria, à l’Institut Alejandro Lipschutz à Florida, partout c’était la rencontre, le dialogue, l’en-commun se reconstruisant, le contact, le contrat, le croisement sans que pour autant cessent les manifestations, par exemple celle de la faim à quelques encablures de Baquedano, organisée par les habitants de la Victoria. Je me souviendrais toujours d’Eduardo Galeano disant au théâtre que les Chiliens refusaient «la médiocrité comme destin» et voulaient, disaient non à la peur, non à la peur de dire, à la peur de faire, à la peur d’être affectueux, « se compromettre avec la personne humaine». Il y eut aussi la manifestation non silencieuse au cimetière de Santiago où reposent Neruda et Mathilde, qu’il n’aimait « pas encore afin de l’aimer toujours », et encore la réunion dedans et dehors à la Maison de Neruda dont Alberti parlait si douloureusement en 1973 :
« Venez voir sa maison violée
ses portes et ses carreaux en miettes
venez voir ses livres en cendres
voir ses collections réduites en poussière
tandis que le sang coule encore
et toujours dans les rues
de loin, de très loin il m’envoyait des lettres
des cris d’exil, d’esseulement, d’angoisse par-dessus la mer. »
Allons, il m’est devoir, je ne dis pas de conclure, gardons-nous de tout achèvement, mais avant je veux nommer deux femmes que le Chili m’a fait bien connaître. Carmen Hertz, avocate intrépide des droits de l’homme, qui vint un temps à Aubervilliers, et Gloria Canales, militante, comédienne, qui vint quelques jours à Aubervilliers, aujourd’hui pédagogue dans l’extrême Sud de ce «sud du monde» comme disait Neruda. Je veux aussi saluer tous les «protagonistes populaires» que j’ai rencontrés là-bas sous Pinochet et ici dans leur exil.
Oui, allons, laissons Pablo Neruda avoir le provisoire dernier mot. Il était communiste, ce mot trop souvent jeté aujourd’hui comme l’enfant avec l’eau du bain. Or dans communiste il y a commun. On ne peut vivre vraiment qu’en ayant un en-commun avec les autres. Une des tâches actuelles est de redéfinir cet en-commun, donc aussi quelque part de redéfinir communiste. Et si Neruda nous avait laissé une contribution ? Eh bien il l’a fait et je cède le micro à cet éclat du passé nérudien, à ce cadeau de pensée de Pablo Neruda :
« Je veux vivre dans un monde où il n’y aura pas d’excommuniés. Je n’excommunierai personne. Je ne dirai pas demain au curé de El Tabo : "Vous n’allez plus baptiser personne car vous êtes anticommuniste." Je ne dirai pas à l’autre : "Je ne vais pas publier votre poème, votre création, car vous êtes anticommuniste." Je veux vivre dans un monde où les êtres seront seulement humains, sans autre titre que celui-ci, sans être obsédés par une règle, par un mot, par une étiquette. Je veux qu’on puisse entrer dans toutes les églises, dans toutes les imprimeries. Je veux qu’on n’attende plus jamais personne à la porte d’un hôtel de ville pour l’arrêter, pour l’expulser. Je veux que tous entrent et sortent en souriant de la mairie. Je ne veux plus que quiconque fuie en gondole, que quiconque soit poursuivi par des motos. Je veux que l’immense majorité, la seule majorité : tout le monde, puisse parler, lire, écouter, s’épanouir. Je n’ai jamais compris la lutte autrement que comme un moyen d’en finir avec la lutte. Je n’ai jamais compris la rigueur autrement que comme un moyen d’en finir avec la rigueur. J’ai pris un chemin car je crois que ce chemin nous conduit tous à cette aménité permanente. Je combats pour cette bonté générale, multipliée, inépuisable. De toutes ces rencontres entre ma poésie et la police, de tous ces épisodes et d’autres que je ne vais pas raconter car ils sont identiques, et d’autres qui ne me sont pas arrivés personnellement mais que beaucoup de gens ont subis et ne pourront plus raconter, il me reste malgré tout une foi absolue dans le destin de l’homme, la conviction chaque jour plus consciente que nous approchons de la grande tendresse. J’écris ces lignes en sachant bien que sur nos têtes, sur toutes les têtes, plane le danger de la bombe atomique, de la catastrophe nucléaire qui ne laisserait personne, qui ne laisserait rien sur la terre. De toute façon, cela ne refroidit pas mon espoir. En cet instant critique, en ce clignotement d’agonie, nous savons que la lumière définitive entrera dans les yeux entrouverts. Nous nous comprendrons tous. Nous progresserons ensemble. Et cet espoir est irrévocable.»
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