dimanche 30 décembre 2007

AMBASSADEUR A PARIS

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PABLO NERUDA A SON BUREAU DE 
L'AMBASSADE DU CHILI A PARIS EN 1972



Lorsque j'arrivai à Paris prendre mes fonctions d'ambassadeur, je me rendis compte que je devais payer un lourd tribut à ma vanité. J'avais accepté le poste sans beaucoup réfléchir, me laissant aller une fois encore aux caprices de la vie. J'étais séduit par l'idée de représenter un gouvernement populaire victorieux, après tant d'années de régimes médiocres et mensongers. Au fond, ce qui me fascinait peut-être le plus c'était d'entrer avec une nouvelle dignité dans cette ambassade où j'avais avalé bien des humiliations à l'époque où j'organisais l'immigration des républicains espagnols au Chili. Chacun de mes prédécesseurs avait contribué à ma persécution, tous m'avaient dénigré et m'avaient blessé. Le persécuté allait enfin s'asseoir à la place du persécuteur, manger à sa table, dormir dans son lit et ouvrir les fenêtres pour que l'air nouveau du monde dépoussière une vieille ambassade.

Mais le difficile était précisément d'aérer l'endroit. Son style salonnard, suffocant, me piqua les yeux et le nez quand, par un soir de mars 1971, j'entrai avec Mathilde dans notre chambre et que nous nous couchâmes dans les illustres lits où étaient morts, paisibles ou tourmentés, quelques ambassadeurs et ambassadrices. 

La chambre paraissait faite pour loger un guerrier et son cheval; il y avait un espace suffisant pour nourrir l'animal et abriter le sommeil de l'homme. Le plafond exhibait très haut ses douceurs décoratives. Les meubles étaient des choses pelucheuses, d'une vague couleur feuille-morte, sur lesquelles couraient des franges hideuses; un bric-à-brac mêlant des signes de richesse et de déclin. Les tapis avaient peut-être été beaux au début du siècle; ils avaient maintenant une couleur définitive d'allées et venues et une odeur mitée de conversations mortes et banales. 


PABLO NERUDA À TABLE DANS SA MAISON D'ISLA NEGRA


Pour corser l'affaire, le personnel qui, non sans nervosité, nous attendait, avait pensé à tout sauf à chauffer la chambre monumentale. Mathilde et moi nous passâmes engourdis notre première nuit diplomatique à Paris. La nuit suivante, le chauffage fonctionna. Après soixante ans d'existence, ses filtres étaient devenus inutilisables. L'air chaud du vieux système ne laissait passer que l'anhydride carbonique. Nous n'avions plus le droit, comme la veille, de nous plaindre du froid, mais nous sentions les palpitations et l'angoisse de l'asphyxie. Il nous fallut ouvrir les fenêtres au froid hivernal. Mes prédécesseurs étaient peut-être en train de se venger d'un arriviste qui, sans mérites bureaucratiques ni timbres généalogiques, venait là les supplanter. 

Nous pensâmes dès lors à chercher une maison où respirer avec les feuilles, l'eau, le vent, les oiseaux. Cette idée n'allait pas tarder à se transformer en obsession. Tels des prisonniers auxquels le rêve de liberté fait perdre le sommeil, nous cherchâmes a tout prix l'air pur hors de Paris.


Ma fonction était nouvelle et inconfortable, mais elle comportait un défi. Le Chili venait de faire une révolution. Une révolution à la chilienne, très analysée et très discutée. Les ennemis de l'intérieur et de l'extérieur s'aiguisaient les dents pour la détruire. Durant trois quarts de siècle les mêmes gouvernants s'étaient succédé sous des étiquettes différentes, sans rien changer, maintenant les haillons, les taudis, les enfants sans écoles et sans souliers, les prisons et le matraquage des gens du peuple. 


Désormais nous pouvions vivre et chanter. C'était cela qui me plaisait dans ma nouvelle situation. 


Les nominations diplomatiques exigent au Chili l'accord du Sénat. La droite chilienne m'avait toujours couvert de fleurs comme poète, discourant même en mon honneur. Il va de soi que ces discours auraient été prononcés avec plus d'allégresse s'il s'était agi de m'enterrer. Ma nomination d'ambassadeur fut ratifiée avec une majorité de trois voix. La droite et quelques hypocrites-chrétiens avaient voté contre, sous le secret des billes blanches et noires.


MATILDE URRUTIA ET PABLO NERUDA À PARIS EN 1971.  
PHOTO  AFP
Le dernier ambassadeur avait ses murs tapissés des photographies de ses prédécesseurs au grand complet; il y avait ajouté la sienne. C'était une collection impressionnante de personnages creux, à deux ou trois exceptions près, notamment en ce qui concerne l'illustre Blest Gana, notre petit Balzac chilien. Je fis décrocher tous ces spectres et les remplaçai par des figures plus solides : cinq portraits graves des héros qui donnèrent au Chili un drapeau et firent de lui une nation indépendante; et trois photographies de contemporains: Aguirre Cerda, ex-président progressiste de la République; Luis Emilio Recabarren, fondateur du Parti communiste; et Salvador Allende Inutile de dire que les murs s'en trouvèrent beaucoup mieux. 

Je ne sais pas ce qu'en pensèrent les secrétaires de l'ambassade, hommes de droite dans leur quasi-totalité. La réaction avait occupé l'administration durant un siècle. On n'engageait pas un concierge qui ne fût conservateur ou monarchiste. Les démocrates-chrétiens, à leur tour, en annexant l'étiquette « révolution dans la liberté », avaient montré une voracité parallèle à celle des vieux réactionnaires. Plus tard, les deux parallèles avaient convergé au point de ne former presque qu'une même ligne. 


La bureaucratie, les archipels des édifices publics, tout était rempli d'employés, d'inspecteurs et de conseillers de droite, comme si Allende et l'Unité populaire n'avaient pas triomphé au Chili, comme si le gouvernement et les ministres n'étaient pas maintenant des socialistes et des communistes.


En de telles circonstances, je demandai qu'on attribue la charge de conseiller d'ambassade à Paris à l'un de mes amis, diplomate de carrière et écrivain connu, Jorge Edwards. Bien qu'il appartînt à la famille la plus réactionnaire de toute l'oligarchie du pays, c'était un homme de gauche, sans adhésion à un parti politique précis. J'avais besoin d'un fonctionnaire intelligent, bien au courant de son métier et digne de ma confiance. Edwards était alors chargé d'affaires à La Havane. Selon certaines rumeurs, il avait eu à Cuba quelques difficultés. Mais, je l'ai dit, - je le savais homme de gauche et depuis longtemps, aussi je n'attachai pas d'importance à l'affaire.


Mon nouveau conseiller arriva très nerveux de Cuba et me raconta son histoire. J'eus l'impression qu'en l'occurrence tout le monde avait raison, comme cela arrive souvent dans la vie. Peu à peu, Jorge Edwards calma ses nerfs à vif, cessa de se ronger les ongles et travailla avec moi, fournissant la preuve de son intelligence  de sa loyauté et de ses capacités. Pendant ces deux années de dur travail à l'ambassade, mon conseil­ler fut mon meilleur compagnon et fonctionnaire, 
peut-être le seul de ce grand bureau à être politiquement impeccable.  

PARIS, FÉVRIER 1972 : ORLANDO LETELIER, PABLO NERUDA 
(AMBASSADEUR CHILIEN EN FRANCE)  ET CLODOMIRO ALMEYDA 
(MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES DU CHILI) LORS DES

Lorsque le trust nord-américain prétendit mettre l'embargo sur le cuivre chilien, une vague d'émotion parcourut l'Europe entière. Non seulement les journaux  les télévisions, les radios s'emparèrent de l’affaire  mais une lois de plus nous fûmes défendus par une conscience majoritaire et populaire.  
Les dockers de France et de Hollande refusèrent de décharger le cuivre dans leurs ports pour protester contre l'agression. Ce beau geste de solidarité émut le monde. De tels actes en apprennent plus sur l'histoire de notre temps que les chaires des universités. 

Je me souviens d'autres gestes plus humbles encore, mais non moins émouvants. Le surlendemain de l'embargo, une Française modeste habitant une petite ville de province m'envoya un billet de cent francs, fruit de ses économies, pour aider à la défense du cuivre chilien. Elle y ajoutait une chaleureuse lettre de soutien, signée de tous les habitants, du maire, du curé, des ouvriers, des sportifs et des collégiens. 


Du Chili m'arrivaient des messages de centaines d'amis, connus et inconnus, qui me félicitaient d’affronter les pirates internationaux. Expédié par une femme du peuple, je reçus un cageot qui contenait une calebasse, quatre poires d'avocat et une demi-douzaine de poivrons verts. 


En même temps, le nom du Chili avait grandi d'une manière extraordinaire. Nous étions désormais un pays qui existait. Avant, nous passions inaperçus dans la multitude du sous-développement. Maintenant, pour la première fois, nous avions une physionomie pampre et personne au monde n'osait nier la grandeur de notre lutte pour la construction d'un destin national.



J'avoue que j'ai vécu, p 501, 505. Editions Gallimard, 1975, Traduction de Claude Couffont

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