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Sculpture monumentale de l'ancien président Pedro Aguirre Cerda
Photo Patricio Mecklenburg
Mais la vie me délogea vite de ma retraite.
Les nouvelles effroyables de l'émigration espagnole arrivaient au Chili. Plus de cinq cent mille hommes et femmes, combattants et civils, avaient franchi la frontière française. En France, le gouvernement de Léon Blum, pressé par la réaction, les entassait dans des camps de concentration, les répartissait dans les forteresses et les prisons, les parquait dans les provinces, d'Afrique, aux confins du Sahara.
Le Chili avait changé de gouvernement. Les malheurs du peuple espagnol avaient raffermi nos forces, populaires et nous avions maintenant un gouvernement progressiste.
Ce gouvernement de front populaire chilien décide de m'envoyer en France accomplir la mission la plus noble que j'aie jamais exercée dans ma vie : arracher les Espagnols à leurs prisons et leur offrir l'hospitalité de ma patrie. Ma poésie pourrait ainsi se répandre, comme une lumière radieuse venue d'Amérique, parmi ces masses humaines chargées de souffrance et d'héroïsme. Ma poésie réussirait ainsi à se confondre avec l'aide matérielle de l'Amérique qui, en accueillant les espagnols, payait une dette immémoriale.
Presque invalide, opéré depuis peu, une jambe dans le plâtre - telle était ma condition physique en ces journées, je quittai ma solitude et rendis visite au président de la République. Don Pedro Aguirre Cerda me reçut affectueusement
- Oui, faites venir des milliers d'Espagnols. Nous avons du travail pour tous. Faites venir des pêcheurs; des Basques, des Castillans, des Estrémègnes.
Et quelques jours plus tard, avec ma jambe toujours plâtrée, je partis pour la France chercher les futurs Espagnols du Chili.
J'avais un poste bien défini. J'étais, d'après mon avis de nomination, consul chargé de l'immigration espagnole. Je me présentai en exhibant mes titres à l'Ambassade du Chili à Paris.
Si le gouvernement et la situation politique n'étaient plus les mêmes dans mon pays, notre ambassade à Paris, elle, n'avait pas changé. La possibilité d'envoyer des Espagnols au Chili rendait furieux nos diplomates gominés. On m'installa dans un bureau voisin de la cuisine, et l'hostilité prit une telle acuité que l'on me refusait jusqu'au papier à lettres. Déjà la vague des «indésirables» atteignait les portes de l'ambassade anciens combattants blessés, juristes et écrivains, médecins qui avaient perdu leurs cliniques, ouvriers de toutes les spécialités.
Comme ils se frayaient un passage contre vents et marées jusqu'à mon bureau, et que celui-ci était situé au quatrième étage, on eut une idée diabolique suspendre le fonctionnement de l'ascenseur. Beaucoup d'Espagnols étaient des blessés de guerre et des survivants des camps de concentration ; cela me déchirait le cœur de les voir monter péniblement tous ces étages tandis que les fonctionnaires féroces s'amusaient des mes difficultés.
J'avoue que j'ai vécu. (Mémoires) Editions Gallimard, 1975. Pages 214-215. Traduits de l’espagnol par Claude Couffon.
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