Le jour même de la mort de son père, le 7 mai 1938, Pablo Neruda (1904-1973) commence la rédaction du Chant général du Chili, qu'il intitulera plus tard, en raison de sa dimension continentale, Chant général. La mort de ses parents semble détacher à jamais Neruda du Chili de son enfance, de ce Temuco de la forêt, de la pluie et des chemins de fer que conduisait son père. C'est un nouveau processus créatif, puissant et profond, qui se met en marche et qui engendrera ce qu'on considère aujourd'hui comme l'œuvre majeure du poète chilien.
Avec Résidence sur la terre (1933-1935), Neruda avait fait la double expérience de l'éloignement géographique - il est alors amené à occuper un poste diplomatique en Asie du Sud-Est - et de la plongée dans son propre enfer personnel, après avoir publié en 1924 Vingt Poèmes d'amour et une chanson désespérée, qui lui confèrent une renommée qui ne se démentira plus. En 1935, en poste en Espagne, il renforce ses liens avec une pléiade de poètes dont certains seront évoqués avec émotion dans le Chant général : Alberti, García Lorca, Aleixandre, Miguel Hernández. La guerre d'Espagne sera pour lui l'épreuve de la solidarité, qui se cristallise dans Espagne au cœur (1937), publié l'année suivante en français avec une préface d'Aragon. C'est une tout autre image de l'Espagne que véhiculera le Chant général : celle d'une puissance colonisatrice, rapace et impitoyable.
De 1940 à 1945 Neruda est en poste au Mexique ; en 1942, il publie les premiers extraits du Chant général ; en 1943, il fait un voyage au Pérou, où il visite les ruines de Macchu Picchu. Cette visite est à l'origine de « Hauteurs de Macchu Picchu », une des séquences les plus inspirées du Chant général. À la suite de graves divergences politiques avec le nouveau président du Chili, Gabriel González Videla, Neruda entre dans la clandestinité. Il met à profit cette période difficile pour progresser dans la rédaction de son recueil. En février 1949, il réussit à sortir du Chili en traversant la partie australe de la Cordillère des Andes. Il se rend en Union soviétique - il a adhéré au Parti communiste chilien en 1945 - et c'est au Mexique que, en 1950, sera publié le Chant général. Parallèlement, deux éditions clandestines de l'œuvre vont circuler au Chili. La même année, le livre est publié en Chine, aux États-Unis, en Inde, en Syrie, en Roumanie, en Pologne, en Suède et en Union soviétique, dans une édition tirée à 250 000 exemplaires. Neruda ne rentrera au Chili qu'en août 1952.
1. Une poésie engagée
Œuvre monumentale, le Chant général s'élabore sur une période d'environ douze années, avec des phases d'accélération et de ralentissement. Bien entendu, l'engagement politique du poète se fait sentir dans cette fresque où sont condamnés avec vigueur « les avocats du dollar », l'implantation sanglante des grandes compagnies minières et fruitières nord-américaines, la diplomatie du « gros bâton », l'appui aux dictateurs locaux. Mais, plus qu'une vision simpliste de l'histoire qui suivrait les aléas de la guerre froide, le Chant général est avant tout une chaleureuse et vibrante remontée aux sources de l'homme et des paysages américains (Chants I et II), de l'histoire passée et présente du continent (Chants III, IV et V). À partir du Chant VI, la figure du poète prend un relief particulier. Son retour au Chili en 1939 est évoqué (Chant VII), puis sa volonté de chanter le sacrifice des humbles (Chant VIII), son hostilité à la politique des États-Unis (Chant IX), ses aventures dans la clandestinité (Chant X), sa solidarité avec les déshérités (Chant XI), le salut qu'il adresse à ses frères en poésie (Chant XII), son dialogue avec une patrie à la fois généreuse et hostile (Chant XIII), sa fascination devant l'océan Pacifique (Chant XIV) et, enfin, les aléas de sa vie personnelle (Chant XV : « Je suis »), anticipation de sa future autobiographie.
2. Neruda, chantre et conteur
Dès le premier poème, Pablo Neruda affirmait : « Je suis ici pour raconter l'histoire. » Dans le Chant général, il est à la fois témoin et acteur, chantre et conteur. L'épique et le lyrique, le sarcasme et l'émotion, l'histoire et le mythe se mêlent. Les métaphores s'enchaînent en une ronde éblouissante ; la diction poétique brasse diatribe, mélopée, déploration, dithyrambes, pastiches. La chronique s'ouvre sur l'hymne :« Je ne prononce pas ton nom en vain, ô Amérique: Nuit et jour je vois les martyres,/ jour et nuit je vois l'enchaîné,/ le blond, le noir, l'indien/ écrire avec leurs mains battues et lumineuses/ sur les murs sans fin de la nuit. »
Claude FELL, docteur ès lettres, professeur à l'université de Paris-III - Sorbonne nouvelle dans Encyclopædia Universalis
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