vendredi 14 décembre 2012

LE VIN ET LA GUERRE

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NAZIM HIKMET, PABLO NERUDA, LOUIS ARAGON ET ALBERTO SÁNCHEZ PÉREZ, EN 1951  À MOSCOU  

La conversation dévia sur les vins. J'évoquai cette époque de ma jeunesse où nos vins chiliens partaient pour l'étranger, tant par nécessité que pour leur qualité. Ils étaient trop chers pour nous qui portions des vêtements de cheminots et qui essuyions les tempêtes de la bohème. 

Dans tous les pays je me suis intéressé au cheminement du vin, depuis l'instant où il naît des « pieds du peuple » jusqu'à celui où on le verse dans la bouteille prolétaire ou dans le flacon raffiné. J'ai aimé boire, en Galice, le vin de Ribeiro, qu'on sert dans une tasse et qui laisse sur la faïence une grosse tache de sang. Et je me souviens, en Hongrie, d'un vin épais appelé « sang de taureau », dont les assauts font vibrer les violons des gitans. Les parents de mes arrière-grands-parents eurent leurs vignes. Parral, la petite ville où je suis né, produit un vin « nouveau », comme on le dit en France du beaujolais. Mon père et mes oncles, dont José Angel, don Joël, don Osée et don Amos, m'ont appris à différencier le vin « soutiré» du vin « filtré », J'ai eu beaucoup de mal à respecter leur penchant pour le vin brut qu'on tire au tonneau, pour ce cru non traité et irréductible. Comme en toute chose, il m'a été difficile de revenir au modeste vin originel, à la force primitive, après avoir affiné mon palais, après avoir savouré le « bouquet» formaliste. L'art n'offre-t-il pas une leçon comparable? On naît avec l'Aphrodite de Praxitèle et On reste à vivre avec les statues sauvages de l'Océanie. C'est à Paris que feus l'occasion de boire un vin Suprême dans une maison suprême. Le vin était un mouton-rothschild au corps impeccable, au bouquet indicible, au goût parfait. La maison était celle d'Aragon et d'Elsa Triolet. 

- Je viens de recevoir ces bouteilles et je les ouvre pour toi, me dit Aragon.


Et il me raconta l'histoire de ses relations avec deux des Rothschild (1)


Les armées allemandes s'avançaient vers Carvin. Le soldat le plus intelligent de France, le poète et sous-officier Louis Aragon, était arrivé aux avant-postes. Il commandait un détachement d'infirmiers. Il avait reçu l'ordre de se porter jusque dans les lignes ennemies pour y relever morts ou vifs des officiers français. Un capitaine l'avait arrêté. C'était le baron Guy de Rothschild. 

- On ne peut aller plus loin, lui avait-il dit. Personne aujourd'hui n'est revenu vivant d'au-delà d'où nous sommes. 

- Mes instructions sont d'aller Jusque dans les lignes allemandes, avait riposté Aragon. 

- Et mon ordre est le suivant: Vous n'irez pas plus loin et vous allez rester ici ! avait répondu le capitaine. Connaissant Aragon comme je le connais, je donnerais ma main à couper qu'il dut sortir de leur discussion des étincelles crépitantes comme des grenades, des répliques acérées comme des estocs. Mais l'altercation ne dura que quelques minutes Brusquement, devant Guy de Rothschild et Aragon, un soldat qui avait passé devant eux en courant vers l'ennemi tombait à leurs pieds, frappé d'une balle au ventre. Ainsi, l'obstination d'un Rothschild avait sauvé la vie du premier poète de France. 

Mais ce n'est pas de Guy que, chaque année, à l'époque du Jour de l'An, Aragon reçoit quelques bouteilles de mouton-rothschild; celles-ci proviennent  des vignes de Philippe de Rothschild, avec lequel il est lié d'amitié. 

(1). Quelques détails de l'anecdote rapportée ayant attiré notre attention, nous avons consulté Louis Aragon, qui a rétabli pour nous le récit qu'il fit à Pablo Neruda. Nous tenons à le remercier ici pour sa précieuse et amicale collaboration. C. C. 

Extrait de J'avoue que j'ai vécu de Pablo Neruda. Traduit par Claude Couffon (C.C.). Éditions Gallimard, collection "Folio" pages 367 et 368


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