lundi 3 décembre 2007

ÉVOCATION DE TINA MODOTTI


Quand je veux évoquer Tina Modotti je dois faire un effort, comme s’il s’agissait de saisir une poignée de brouillard. Elle était fragile, presque invisible. Je me demande même parfois si je l’ai connue.

Cette révolutionnaire italienne, remarquable chasseur d'images, était arrivée en Union Soviétique avec l'intention de photographier des foules et des monuments. Mais bientôt, entourée par le rythme débordant de la création socialiste, elle avait jeté son appareil dans la Moskova et s'était juré de consacrer sa vie aux tâches les plus humbles du parti communiste. C'est ce qu'elle faisait quand je l'ai connue à Mexico, dans cette ville où je l'ai vue aussi mourir.

C'était en 1941. Mariée à Vittorio Vidale, le célèbre «Commandant Carlos» du 5' Régiment, Tina devait succomber à une crise cardiaque dans le taxi qui la ramenait à son domicile. Elle se savait malade mais n'en parlait pas, ne voulant pas être déchargée d'une partie de son travail révolutionnaire. Elle était toujours prête à faire ce qui rebute les autres : balayer les bureaux, aller à pied dans les endroits les plus éloignés, passer des nuits à écrire des lettres ou à traduire des articles. Durant la guerre d'Espagne, elle était devenue infirmière pour soigner les blessés républicains.

Un épisode tragique avait marqué sa vie, à l'époque où elle était la compagne du jeune dirigeant cubain Julio Antonio Mella, alors en exil à Mexico. Le dictateur Gerardo Machado avait envoyé de La Havane un petit groupe de pistoleros avec la mission de tuer le leader révolutionnaire. Un après-midi, Tina sortait du cinéma au bras de Mella, lorsque celui-ci s'était écroulé sous une rafale de mitraillette. Ils avaient roulé ensemble sur le sol, elle tout éclaboussée du sang de son compagnon mort, tandis que les meurtriers prenaient la fuite, bien protégés par la police. Le comble de l'affaire fut que les fonctionnaires qui avaient garanti les criminels prétendirent inculper Tina Modotti d'assassinat.

Douze ans plus tard, silencieusement, les forces de Tina s'épuisèrent. La droite mexicaine tenta de renouveler l'infamie en couvrant sa mort de scandale comme elle avait voulu le faire au moment de celle de Mella. Carlos et moi veillions le petit cadavre. Voir souffrir un homme si fort et si courageux n'est pas un spectacle agréable. Ce lion saignait quand il recevait dans sa blessure le poison violent de l'ignominie dont on voulait salir à nouveau, dans la mort, Tina Modotti. Le Commandant Carlos rugissait, les yeux rougis de larmes; Tina restait de cire dans son petit cercueil d'exilée; et moi, je me taisais, impuissant à calmer toute la tristesse humaine de la pièce qui nous abritait.

Les journaux remplissaient des pages entières d'ordures à sensation. On appelait Tina «la femme mystérieuse de Moscou». Quelques-uns ajoutaient : «Elle est morte car elle en savait trop.» Impressionné par la douleur furieuse de Carlos, je pris une décision. J'écrivis un poème où je défiais les offenseurs de notre morte et je l'envoyai à toute la presse. Je savais qu'on ne le publierait pas. Et pourtant, ô miracle! le lendemain, au lieu des révélations fabuleuses promises la veille, mon poème indigné et désolé parut à la une de toutes les feuilles.

Il était intitulé «Tina Modotti est morte». Je le lus ce matin-là au cimetière de Mexico, où nous laissâmes son corps, qui repose pour l'éternité sous une pierre de granit mexicain où l'on a gravé mes strophes.
Et depuis, au Mexique, jamais la presse n'a écrit une seule ligne injurieuse envers la mémoire de Tina.
J'avoue que j'ai vécu, p 383









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