mardi 26 février 2008

La rose détachée



Photos Franck Lechenet



J'INTRODUIS MON THÈME


Vers Pâques, l'île des présences,

me voici parti, rassasié de portes et de rues,

chercher ce que là-bas je n'ai jamais perdu

janvier le sec

présente une allure d'épi

sa clarté jaune pend au sol chilien,

pourtant, ce mois la mer finit par l'effacer

et je pars à nouveau, pour revenir un jour.

Statues que la nuit a construites

et égrenées en cercle clos

pour n'être vues que de la mer.

(l'ai voyagé pour les reprendre, les dresser

dans ma demeure disparue.)

Et ici, entouré de présences grisâtres,

de spatiale blancheur, de mouvement

bleu, d'eau marine, de nuages, de pierre,

je recommence à vivre les vies de ma vie.

I

LES HOMMES

Je suis le voyageur

en route pour l'île de Pâques, l'étranger

venu cogner aux portes du silence :

un de plus parmi ceux que l'air apporte

en sautant d'un seul vol la mer, toute la mer :

je suis ici comme les autres visiteurs, ces gens sinistres

qui en anglais allaitent et relèvent les ruines :

ces commensaux illustres du tourisme, ces émules

de Simbad ou Colomb, sans autre découverte

que la note du bar.

Je l'avoue, oui : nous avons tué

les grands voiliers, les cinq-mâts, la viande et ses vers,

nous avons tué les livres pâles des marins sur le déclin,

nous voyageons dans de gros jars d'aluminium,

correctement assis, buvant des jus acidulés,

atterrissant en files d'estomacs aimables.

II

LES HOMMES

Voici le prologue en sa vérité. Mort à l'hypersentimental,

au champion du retranchement

je ressemble à l'enseignante de Colombie,

au membre du Rotary de Philadelphie, au boutiquier

de Paysandú, lequel a vidé son bas de laine

pour venir jusqu'ici. De nos rues différentes,

de nos langages dissemblables, au Silence nous arrivons.

III

L'île

Antique Rapa Nui, patrie sans voix,

pardonne aux bavards de ce monde que .tous sommes :

nous voici venus de partout pour cracher sur ta lave,

nous arrivons avec notre plein de conflits, d'oppositions,

de sang,

de larmes et de digestions, de guerres, de brugnons,

en petits rangs d'inimitié, l'hypocrisie

dans nos sourires, réunis par les dés du ciel

sur l'échiquier de ton silence.

A nouveau revenus pour te souiller.

Je salue d'abord le cratère, Ranu Raraku, ses paupières

de glaise, le vert de ses lèvres anciennes :

spacieux, de hauts murs l'encerclent, l'enserrent,

mais l'eau d'en bas, mesquine, sale, noire,

vit, elle communique avec la mort

comme l'iguane qui ne bouge et somnole en sa cache.

Moi qui fus apprenti en volcans, j'ai connu,

encore enfant, les langues de l'Aconcagua,

la vomissure incandescente du mont Tronador,

une nuit de frayeur, j'ai vu s'abattre

la clarté du Villarrica, foudroyant boeufs et vaches,

son torrent embrasant les plantes, les abris,

crépiter, renversant rocs et rochers dans son brasier.

Pourtant, si mon enfance ici m'avait laissé,

dans ce volcan mort il y a mille ans,

dans ce Ranu Raraku, nombril de la mort,

en hurlant de terreur je me serais soumis :

j'aurais laissé glisser ma vie au milieu du silence,

j'aurais roulé dans la peur verte, la gueule édentée du

cratère,

mué en argile, mué en langues de l'iguane.

Silence déposé au creux du creux, terreur

de la bouche lunaire, il est une minute, une heure

lourde comme si le temps arrêté

allait se transformer en pierre immense :

c'est un moment, soudain

le temps dissout sa nouvelle et impossible statue

et le jour demeure immobile, comme un prisonnier

dans le cratère, en cette geôle du cratère,

dans les yeux de l'iguane du cratère.

IV

LES HOMMES

Nous sommes des passagers maladroits qui jouent du coude,

du pied, du pantalon, de la valise,

nous descendons du train, du jet ou du bateau,

avec des vêtements fripés et des chapeaux funestes.

Nous transportons la faute, le péché,

nous arrivons des hôtels confinés ou de la paix industrielle,

c'est peut-être notre dernière chemise propre,

plus de cravate, nous l'avons perdue,

mais de toute façon hébétés, solennels,

fils de putain prisés dans les plus beaux endroits

ou simples taciturnes qui ne doivent rien à personne,

nous sommes semblants et semblables face au temps,

face à la solitude : les pauvres humains

qui ont gagné leur vie et leur mort au travail

normalement, disons bureautragiquement,

assis ou entassés sur les quais du métro,

dans les bateaux, les mines, les centres d'études, les prisons,

les universités, les brasseries,

(la même peau avec sa soif sous notre linge),

(les cheveux, les mêmes cheveux, sous les variantes des couleurs).


La rose détachée et autres poèmes ,
Poèsie/Gallimard
Traduction de Calude Couffon

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