J'INTRODUIS MON THÈME
me voici parti, rassasié de portes et de rues,
chercher ce que là-bas je n'ai jamais perdu
janvier le sec
présente une allure d'épi
sa clarté jaune pend au sol chilien,
pourtant, ce mois la mer finit par l'effacer
et je pars à nouveau, pour revenir un jour.
Statues que la nuit a construites
et égrenées en cercle clos
pour n'être vues que de la mer.
(l'ai voyagé pour les reprendre, les dresser
dans ma demeure disparue.)
Et ici, entouré de présences grisâtres,
de spatiale blancheur, de mouvement
bleu, d'eau marine, de nuages, de pierre,
je recommence à vivre les vies de ma vie.
I
LES HOMMES
Je suis le voyageur
en route pour l'île de Pâques, l'étranger
venu cogner aux portes du silence :
un de plus parmi ceux que l'air apporte
en sautant d'un seul vol la mer, toute la mer :
je suis ici comme les autres visiteurs, ces gens sinistres
qui en anglais allaitent et relèvent les ruines :
ces commensaux illustres du tourisme, ces émules
de Simbad ou Colomb, sans autre découverte
que la note du bar.
Je l'avoue, oui : nous avons tué
les grands voiliers, les cinq-mâts, la viande et ses vers,
nous avons tué les livres pâles des marins sur le déclin,
nous voyageons dans de gros jars d'aluminium,
correctement assis, buvant des jus acidulés,
atterrissant en files d'estomacs aimables.
II
LES HOMMES
Voici le prologue en sa vérité. Mort à l'hypersentimental,
au champion du retranchement
je ressemble à l'enseignante de Colombie,
au membre du Rotary de Philadelphie, au boutiquier
de Paysandú, lequel a vidé son bas de laine
pour venir jusqu'ici. De nos rues différentes,
de nos langages dissemblables, au Silence nous arrivons.
III
L'île
Antique Rapa Nui, patrie sans voix,
pardonne aux bavards de ce monde que .tous sommes :
nous voici venus de partout pour cracher sur ta lave,
nous arrivons avec notre plein de conflits, d'oppositions,
de sang,
de larmes et de digestions, de guerres, de brugnons,
en petits rangs d'inimitié, l'hypocrisie
dans nos sourires, réunis par les dés du ciel
sur l'échiquier de ton silence.
A nouveau revenus pour te souiller.
Je salue d'abord le cratère, Ranu Raraku, ses paupières
de glaise, le vert de ses lèvres anciennes :
spacieux, de hauts murs l'encerclent, l'enserrent,
mais l'eau d'en bas, mesquine, sale, noire,
vit, elle communique avec la mort
comme l'iguane qui ne bouge et somnole en sa cache.
Moi qui fus apprenti en volcans, j'ai connu,
encore enfant, les langues de l'Aconcagua,
la vomissure incandescente du mont Tronador,
une nuit de frayeur, j'ai vu s'abattre
la clarté du Villarrica, foudroyant boeufs et vaches,
son torrent embrasant les plantes, les abris,
crépiter, renversant rocs et rochers dans son brasier.
Pourtant, si mon enfance ici m'avait laissé,
dans ce volcan mort il y a mille ans,
dans ce Ranu Raraku, nombril de la mort,
en hurlant de terreur je me serais soumis :
j'aurais laissé glisser ma vie au milieu du silence,
j'aurais roulé dans la peur verte, la gueule édentée du
cratère,
mué en argile, mué en langues de l'iguane.
Silence déposé au creux du creux, terreur
de la bouche lunaire, il est une minute, une heure
lourde comme si le temps arrêté
allait se transformer en pierre immense :
c'est un moment, soudain
le temps dissout sa nouvelle et impossible statue
et le jour demeure immobile, comme un prisonnier
dans le cratère, en cette geôle du cratère,
dans les yeux de l'iguane du cratère.
IV
LES HOMMES
Nous sommes des passagers maladroits qui jouent du coude,
du pied, du pantalon, de la valise,
nous descendons du train, du jet ou du bateau,
avec des vêtements fripés et des chapeaux funestes.
Nous transportons la faute, le péché,
nous arrivons des hôtels confinés ou de la paix industrielle,
c'est peut-être notre dernière chemise propre,
plus de cravate, nous l'avons perdue,
mais de toute façon hébétés, solennels,
fils de putain prisés dans les plus beaux endroits
ou simples taciturnes qui ne doivent rien à personne,
nous sommes semblants et semblables face au temps,
face à la solitude : les pauvres humains
qui ont gagné leur vie et leur mort au travail
normalement, disons bureautragiquement,
assis ou entassés sur les quais du métro,
dans les bateaux, les mines, les centres d'études, les prisons,
les universités, les brasseries,
(la même peau avec sa soif sous notre linge),
(les cheveux, les mêmes cheveux, sous les variantes des couleurs).
La rose détachée et autres poèmes ,
Poèsie/Gallimard
Traduction de Calude Couffon
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