Le surréalisme est un curieux mouvement littéraire : tous les grands écrivains qui en ont fait partie se sont réalisés après l'avoir quitté. Il semble ainsi que la notion de « grand écrivain surréaliste » ne corresponde à aucune réalité. Encore faut-il considérer que certains amis d'André Breton, et parmi les plus doués, sont morts très jeunes : René Crevel, Jacques Rigaut, ou se sont vite plongés dans un ombrageux silence, comme Benjamin Péret. Il existe pourtant un poète important qui sut rester profondément surréaliste après sa rupture avec André Breton, tout en élaborant une œuvre tout à fait personnelle : bien qu'« assassiné » à l'âge de quarante-cinq ans, et dans d'affreuses conditions, Robert Desnos n'a jamais cessé d'être Robert Desnos.
Une vie de franc-tireur
robert Desnos est né le 4 juillet 1900 à Paris, près de la Bastille. Très tôt, ses parents viennent s'installer dans la maison qui fait le coin de la rue Saint-Martin et de la rue des Lombards (au sixième étage), en face de l'église Saint-Merri. C'est un quartier auquel il restera attaché toute sa vie, et dont il parlera souvent dans ses poèmes. Son père est rôtisseur de volailles et mandataire aux Halles. Il est également adjoint au maire de son arrondissement.
Le jeune Robert ne fait pas de bonnes études : le climat scolaire ne lui convient probablement pas. D'ailleurs, à seize ans, il entre comme commis chez un droguiste de la rue Pavée. Mauvais élève, soit, mais déjà attiré par la littérature : en 1917, il publie ses premiers poèmes dans La Tribune des jeunes, revue socialiste, et commence à noter ses rêves, ce qui est plus surprenant.
En 1919, Desnos aborde en professionnel le métier des lettres : secrétaire de l'éditeur Jean Bonnefon, il publie également des poèmes dans Le Trait d'union. Il compose Le Fard des Argonautes en alexandrins soigneusement rimés et fait la connaissance de Benjamin Péret chez un ami commun.De 1920 à 1922, Desnos accomplit son service militaire au Maroc. À son retour, Dada consume ses dernières braises. Le jeune poète collabore à la deuxième série de Littérature. Dès que le groupe surréaliste prend forme, Péret l'emmène au Certa, bar aujourd'hui disparu du passage de l'Opéra, où Breton réunissait ses nouveaux partisans. On s'y livre à des expériences d'écriture automatique, notamment sous hypnose. Très vite, Robert Desnos prend une importance singulière, à cause de son admirable (et inattendue) capacité à s'endormir et à dicter des poèmes pendant son sommeil. La première séance de ce genre (historique, donc) a lieu le 25 septembre 1922, avec également René Crevel et Benjamin Péret comme dormeurs inspirés.
À partir de ce moment, Robert Desnos se livre à des travaux de recherche d'écriture dans des directions assez diverses : ainsi, c'est de cette époque que datent les premiers textes de Rrose Sélavy. Il participe aussi très activement aux diverses manifestations des surréalistes. En 1925, par exemple, il assiste, du côté enthousiaste, à la création de Locus solus.
1925, c'est l'année où il entre à Paris-Soir, comme caissier d'abord, comme journaliste ensuite. C'est également le moment où il écrit La Liberté ou l'Amour, ouvrage qui sera condamné pour obscénité par le tribunal de la Seine. Deux ans plus tard, il habite un atelier d'artiste au 45 de la rue Blomet, aujourd'hui détruit. Il y compose The Night of Loveless Nights (« La Nuit des nuits sans amour »), un poème lyrique et déchiré sur la solitude, curieusement écrit, comme Le Fard des Argonautes, en quatrains tout à fait classiques, beaucoup plus proches de Baudelaire que de Breton - en apparence toutefois : car les surréalistes n'auraient pas désavoué la révolte qui anime ces strophes émouvantes. On peut ici se demander si Desnos n'a pas délibérément choisi une forme traditionnelle en réaction contre le jaillissement de l'écriture automatique ou ensommeillée : il avait, cette fois, quelque chose de précis à dire, et tenait à le dire sans ambiguïté. Ce poème paraît dans Le Courrier littéraire, puis en une plaquette hors commerce, publiée à Anvers avec des illustrations de Georges Malkine.
En 1930, le surréalisme entre en crise. Robert Desnos rejoint la dissidence avec vigueur, puisqu'il est l'un des signataires du troisième Cadavre, celui qui enterre André Breton. Il poursuivra seul son chemin, dédaignant de s'agglomérer à un autre groupe, franc-tireur jusqu'au bout. Ou plutôt non : son chemin n'est plus solitaire, puisqu'il vient de rencontrer Youki, à qui il doit de pouvoir s'engager dans une nouvelle vie. La Nouvelle Revue française publie Corps et biens, recueil qui regroupe tout ce qu'il a écrit jusque-là. Il abandonne le journalisme quotidien pour un emploi chez un agent immobilier. Mais il ne le conserve pas longtemps.
En 1932, Paul Deharme, un des directeurs de la radio, lui propose de travailler avec lui. Ce projet enthousiasme Robert Desnos qui y voit à la fois le moyen de consolider sa situation matérielle et une nouvelle aventure de l'esprit. Il s'installe, avec Youki, au 19 de la rue Mazarine. Dans leur appartement défileront les personnages les plus insolites et les plus attachants. Les activités de Desnos se multiplient : trois mille slogans pour la radio, des dizaines d'articles sur la musique (sur toutes les musiques), de très nombreux scénarios de cinéma, presque tous inédits, des albums pour enfants. Et des poèmes, comme Siramour et Les Sans-Cou.
En 1936, il s'efforce d'écrire un poème par jour pendant un an. (Certains d'entre eux ont été réunis dans État de veille.) Sa générosité, qui lui avait fait croire à la Révolution (surréaliste), le conduit vers un humanisme de la fraternité qui, moins de dix ans plus tard, trouvera une épouvantable réponse.En 1939, il est mobilisé, puis fait prisonnier, puis libéré : il retourne rue Mazarine et entre bientôt dans la Résistance. En 1942, il publie Fortunes, qui groupe les poèmes écrits entre 1932 et 1937, puis un curieux roman sur la drogue : Le vin est tiré. Il est alors membre d'un réseau de renseignements et de l'équipe des éditions de Minuit, fondées par Vercors.
Le 22 février 1944, Robert Desnos est arrêté par la Gestapo. Il est incarcéré à Compiègne, puis à Buchenwald, où il restera plus d'un an. Au printemps de 1945, devant la poussée des armées alliées, les S.S. reculent, déplaçant leurs déportés d'un camp à l'autre. La dernière étape sera Terezine, en Tchécoslovaquie. Le 3 mai 1945, les S.S. s'enfuient (tout seuls, cette fois) à l'arrivée des troupes soviétiques. Mais il est trop tard pour la fraternité : le 8 juin, Robert Desnos meurt emporté par la misère, l'épuisement et le typhus.
Une œuvre concise et diverse
On n'est évidemment pas surpris de constater que l'œuvre de Robert Desnos laisse une impression d'inachevé. Pourtant, sa minceur n'est pas seulement due à la disparition prématurée du poète : après tout, à quarante-cinq ans, Eluard, Aragon, Char, Queneau avaient déjà composé plusieurs volumes, et d'importance. (Pour ne rien dire de ceux qui sont morts plus tôt.) Il faut ajouter que cette existence, trop vite interrompue, fut passablement entravée par les médiocres nécessités de la vie quotidienne. On observera, par ailleurs, que cette œuvre est fort diverse, ce qui la rend malaisée à définir. Les dons exceptionnels de Robert Desnos, assortis d'une immense curiosité, l'ont poussé, d'une année à l'autre, dans des voies différentes. Ainsi, chaque recueil, chaque œuvre presque, manifeste un nouvel aspect de son talent ou de ses découvertes, comme s'il nous avait laissé, d'un plus vaste projet, quelques échantillons. Cette diversité apparaît à la fois dans les modes d'écriture et dans les thèmes d'inspiration.
Dès 1919, Le Fard des Argonautes, nous l'avons vu, est composé en alexandrins classiques, correctement rimés et disposés en quatrains. Cette forme grave convient évidemment fort bien au discours épique de ces vers de jeunesse. Desnos devait l'adopter de nouveau à deux reprises : en 1928, pour The Night of Loveless Nights, longue plainte romantique, qui rappelle à la fois la naïveté de Musset et le pessimisme baudelairien ; et, en 1943, dans certains poèmes d'État de veille, où l'expression du tragique, de nouveau nécessaire, s'accorde à un ample et profond mouvement de révolte.
Dès sa vingtième année, le jeune poète essaie d'apprivoiser le vers libre : l'ombre d'Apollinaire lui fait sans doute signe, au coin des rues de Paris. Ce sont, en effet, des images du quotidien que vont restituer ces vers légers, parfois groupés en longs tercets, comme des salves. Un quotidien tressé de rêves, d'humour et de mélancolie. Ici encore, la forme fera long feu : poèmes épars recueillis dans Corps et biens (1931), Les Sans-Cou (1934), Les Portes battantes (1936), Fortunes (1942), autant de témoignages d'un art qui fut, plus qu'aucun autre, à la mesure de Robert Desnos, de son éclat, de sa rapidité, de ses changements d'humeur.
La prose appartient, en revanche, à un moment plus facile à cerner : celui de la jeunesse, mais plus encore celui de l'exploration de l'inconscient. Elle soutient essentiellement trois séries de textes : les récits de rêves, réels ou supposés, comme « Pénalités de l'Enfer » (1922, in Littérature), Deuil pour deuil (1924) et La Liberté ou l'Amour (1927). Tous ces textes ont en commun une allure d'écriture automatique, qui détermine un halo d'onirisme ou de surnaturel. Dans le dernier d'entre eux, l'obsession érotique impose toutefois une brûlante cohérence au désordre apparent de la rêverie.
J'ai laissé de côté les attendrissants calembours de Rrose Sélavy, acrobaties verbales sans danger, réalisées, dit-on, pendant les sommeils hypnotiques qui impressionnaient si fort les jeunes surréalistes. Il s'agit évidemment d'exercices, qui ne manquaient sans doute pas d'un intérêt sulfureux en 1922, mais dont les vertus se sont sensiblement éventées depuis lors.
Du poète vers l'homme
L'évolution poétique de Robert Desnos a suivi celle de ses amis : quand il claque les portes du surréalisme, il passe de l'idée abstraite de Révolution au désir concret de changer le monde. S'il ne s'engage pas (comme Aragon, Eluard ou Prévert) dans l'action militante, il jette tout de même sa poésie dans la bataille humanitaire. Certes, il faudra la défaite et l'occupation allemande pour donner à cette bataille un sens politique précis. Mais, dès le début des années trente, et à travers une inspiration « quotidienne », le poète manifeste des préoccupations sociales. Comme Prévert, mais dans un style plus vigoureux, moins bon enfant, il parle de la misère, de la fraternité et des espoirs du peuple.
Aragon a bien dit, dans la préface des Yeux d'Elsa, comment l'invasion de la France par les troupes ennemies et l'urgence du combat clandestin ont tout d'un coup forgé une âme nouvelle aux poètes français : il devenait soudain nécessaire d'exprimer des sentiments simples et éternels, et de se faire entendre du plus grand nombre. Les grâces aristocratiques du Paysan de Paris ou de Deuil pour deuil perdaient alors toute importance.
Il est curieux, ou plutôt il est saisissant de voir avec quelle force et quel naturel Robert Desnos a retrouvé, dans Paris occupé, les sources vives de la poésie populaire. Les Couplets de la rue Saint-Martin, Le Veilleur du Pont-au-Change (signés du pseudonyme « Valentin Guillois ») sont parmi les plus beaux poèmes inspirés par la Résistance, et ne trahissent en rien le commis de droguerie qui s'inventait, trente ans plus tôt, des aventures méditerranéennes.
À travers les différentes voies où il a cheminé, tout au long de sa vie, il semble bien qu'un sentiment prépondérant et obstiné ait toujours animé Robert Desnos : un amour passionné de la liberté, source ici d'enthousiasme et de générosité, là de révolte et de fureur. C'est ainsi que, par-dessus la solitude, l'amitié, l'amour d'une femme, la réussite sociale et l'infinie scélératesse des hommes, le veilleur du Pont-au-Change n'a jamais cessé de tendre la main aux marins conquérants d'une rêveuse adolescence.
Jacques BENS
Œuvres de Robert Desnos
Deuil pour deuil, Kra, 1924 ; La Liberté ou l'Amour, ibid., 1927 ; Corps et biens, Gallimard, 1930 ; Fortunes, ibid., 1942 ; Le vin est tiré, roman, ibid., 1943 ; État de veille, éd. R. J. Godet, Paris, 1943 ; Le Bain avec Andromède, ill. de Labisse, éd. de Flore, Paris, 1944 ; 30 Chantefables pour les enfants sages, Gründ, 1944 ; Domaine public, Gallimard, 1953 ; Deuil pour deuil, ibid., 1962 ; Écrits sur les peintres, Flammarion, 1983.
Études
P. BERGER, Robert Desnos, coll. Poètes d'aujourd'hui, Seghers, 1949
M.-C. DUMAS dir., Robert Desnos, Cahiers de l'Herne, 1987.
un sacré bonhomme... et si je ne m'abuse un ami de claude cahun, pour qui aussi la liberté aussi n'avait pas de prix
RépondreSupprimerAmoureuse de ses poèmes dans les cahiers de poésie de mes enfants, je suis en train de lire (ou relire) toutes ses oeuvres dans la collection Quarto de chez Gallimard! Quel prodige boulimique!
RépondreSupprimerune assoiffée de poésie!
Sylvia