Citation de Pablo Neruda

samedi 8 novembre 2008

LE LIVRE DES QUESTIONS

Isidro Ferrer, illustrateur de cette édition du Livre de Question
I

Pourquoi les énormes avions

ne promènent-ils leurs petits?

Quel est l'oiseau aux plumes jaunes

qui remplit le nid de citrons?

Pourquoi n'apprend-on aux hélicoptères

à butiner sur le soleil?

Où la pleine lune a-t-elle laissé

son sac nocturne de farine?

II

Si je suis mort sans l'avoir su,

à qui vais-je demander l'heure?

Où donc, en France, le printemps

puise-t-il tant et tant de feuilles?

Où un aveugle peut-il vivre,

harcelé par un vol d'abeilles?

Si le jaune un jour disparaît

avec quoi ferons-nous le pain?

III

Dis-moi, la rose est-elle nue

ou n'a-t-elle que cette robe?

Pourquoi les arbres cachent-ils

l'éclat somptueux de leurs racines?

Qui tend une oreille aux remords

de l'auto, cette criminelle?

Est-il plus triste chose au monde

qu'un train arrêté sous la pluie?

IV

Combien le ciel a-t-il d'églises?

Pourquoi le requin ne mord-il

les sirènes si effrontées?

La fumée parle-t-elle aux nuages?

Est-il vrai qu'il faut arroser

l'espoir avec de la rosée?

Isidro Ferrer, illustrateur de cette édition du Livre de Question

V

Qu'abrites-tu là sous ta bosse?

dit le chameau à la tortue.

La tortue lui a répondu :

Et toi, que dis-tu aux oranges?

Un poirier a-t-il plus de feuilles

qu'A la Recherche du temps perdu?

Pourquoi, se sentant jaunissantes,

les feuilles se suicident-elles?

VI

Pourquoi le chapeau de la nuit

vole-t-il avec tant de trous?

Que raconte la vieille cendre

quand elle marche auprès du feu?

D'où vient que les nuages qui pleurent

tant, se font de plus en plus gais?

Pour qui flambent les gynécées

du soleil ombreux de l'éclipse?

Combien le jour a-t-il d'abeilles?

VII

La paix de la colombe est-elle paix?

Le léopard fait-il la guerre?

Pourquoi le maître enseigne-t-il

la géographie de la mort?

Qu'arrive-t-il aux hirondelles

qui sont en retard au collège?

Est-il vrai qu'elles distribuent

à travers ciel des lettres transparentes?

VIII

Quel dard irrite les volcans

qui crachent feu, froid et fureur?

Et pourquoi Christophe Colomb

n'a-t-il pu découvrir l'Espagne?

Combien de questions dans un chat?

Les larmes qu'on ne verse pas

attendent-elles en petits lacs?

Ou seraient-elles des rivières

coulant cachées vers la tristesse?

IX

Est-ce le soleil d'hier?

Ou le feu de son feu est-il autre?

Comment rendre grâce aux nuages

pour cette abondance éphémère?

D'où viennent-elles, les nuées

avec leurs sacs noirs de sanglots?

Où sont-ils, ces noms délicieux

comme des galettes d'antan?

Où sont parties les Donaldas,

les Clorindas et les Edwiges?

Isidro Ferrer, illustrateur de cette édition du Livre de Questions

X

Que penseront de mon chapeau,

d'ici cent ans, les Polonais?

Que diront de ma poésie

ceux qui n'ont pas touché mon sang?

Comment mesure-t-on l'écume

qui glisse hâtive de la bière?

Que fait une mouche en prison

si c'est un sonnet de Pétrarque?

XI

Jusqu'à quand parleront les

autres si nous avons déjà parlé?

Et que dirait José Marti

du magister Marinello?

Combien d'années compte Novembre?

Que continue donc à payer

l'Automne avec ses liasses jaunes?

Quel nom porte-t-il, ce cocktail

qui mélange éclairs et vodka?

XII

Et à qui le riz sourit-il

de ses dents blanches, infinies?

Pourquoi, dans les époques noires,

se sert-on d'une encre invisible?

Sait-elle, la beauté de Caracas,

combien la rose a de jupons?

D'où vient que les puces me piquent,

et les adjudants littéraires?

XIII

Est-il vrai que l'Australie seule

a des caïmans voluptueux?

Comment, sur l'arbre, les oranges

partagent-elles le soleil?

Était-ce d'une bouche amère

que provenaient les dents du sel?

Est-il vrai que sur ma patrie

plane, la nuit, un condor noir?

XIV

Et les rubis, qu'auront-ils dit

en voyant le jus des grenades?

Pourquoi jeudi ne se persuade

de succéder à Vendredi?

Quels sont-ils, ceux qui ont crié

de joie lorsque le bleu est né?

Pourquoi la terre est-elle triste

quand apparaissent les violettes?

XV

Est-il donc vrai que se prépare

la mutinerie des gilets?

Pourquoi le Printemps à nouveau

offre-t-il ses vêtements verts?

Pourquoi voit-on l'agriculture

rire des pleurs pâles du ciel?

Qu'a fait pour se retrouver libre

la bicyclette abandonnée?

XVIII

Comment le raisin a-t-il ouï

la propagande de la grappe?

Sais-tu s'il est plus difficile

de grener ou de s'égrener?

Vivre sans enfer est néfaste :

ne pouvons-nous le reconstruire?

Et placer le triste Nixon

cul sur les flammes du brasier?

En le brûlant à petit feu

au napalm nord-américain?

XIX

A-t-on compté l'or que possède

le territoire du maïs?

T'a-t-on dit que la brume est verte,

à midi, en Patagonie?

Qui chante là, au fond de l'eau,

dans la lagune abandonnée?

De quoi rit-elle, la pastèque

au moment où on l'assassine?

Isidro Ferrer, illustrateur de cette édition du Livre de Questions

XX

Est-il vrai que l'ambre contient

les pleurs versés par les sirènes?

Comment s'appelle cette fleur

qui vole d'un oiseau à l'autre?

Ne vaut-il mieux jamais que tard?

Et pourquoi le fromage a-t-il

pour ses exploits choisi la France?

XXI

Et quand on fonda la lumière

fut-ce bien au Venezuela?

Où est le centre de la mer?

Pourquoi les vagues n'y vont-elles?

Est-il sûr que ce météore

naquit colombe d'améthyste?

Puis-je demander à mon livre

s'il est vrai que je l'ai écrit?

XXII

Amour, amour, si lui si elle

ne sont plus, où sont-ils allés?

Hier, ai-je dit à mes yeux,

hier, quand nous reverrons-nous?

Et quand le paysage change,

est-ce tes mains ou bien tes gants?

Lorsque chante le bleu de l'eau

que fleure la rumeur du ciel?

XXIII

Se mue-t-il en poisson volant,

le papillon lorsqu'il transmigre?

En ce temps-là n'était-il pas

vrai que Dieu vivait sur la lune?

Quelle couleur a le parfum

du sanglot bleu des violettes?

Un jour a combien de semaines?

Un mois, combien a-t-il d'années?

XXIV

Quatre est-il quatre pour chacun?

Tout sept est-il égal à l'autre?

Quand un prisonnier pense au jour,

est-ce bien celui qui t'éclaire?

As-tu songé à la couleur

que prend Avril pour les malades?

Quelle monarchie d'Occident

arbore un drapeau de coquelicots?

XXV

Pourquoi, pour attendre la neige,

la futaie se met-elle nue?

Et comment savoir qui est Dieu

parmi les Dieux de Calcutta?

Et pourquoi tous les vers à soie

vivent-ils si déguenillés?

Pourquoi le cœur de la cerise

est-il si dur en sa douceur?

Est-ce parce qu'il doit mourir

ou parce qu'il doit subsister?

XXVI

Ce Sénateur grave et guindé

qui me prétendait châtelain

a-t-il croqué, neveu aidant,

la crêpe de l'assassinat?

Qui le magnolier trompe-t-il

avec son parfum de citrons?

Où l'aigle pose-t-il sa dague

quand il se couche dans un nuage?

XXVII

Ne seront-ils pas morts de honte

ces trains qui se sont fourvoyés?

Qui a jamais vu l'aloès?

Où les a-t-on plantés, les yeux

du camarade Paul Éluard?

- Acceptez-vous quelques piquants?

a-t-on demandé au rosier.

XXVIII

Pourquoi les vieux n'évoquent-ils

ni les dettes ni les brûlures?

Le parfum de la jeune fille

surprise alors était-il vrai?

Pourquoi les pauvres cessent-ils

de comprendre, à peine enrichis?

Où trouver une cloche qui

tintera au fond de tes rêves?

XXIX

Quelle distance en mètres ronds

sépare soleil et oranges?

Qui donc réveille le soleil

quand il dort sur son lit brûlant?

La terre chante-t-elle comme

un grillon dans le chœur céleste?

La tristesse est-elle si vaste,

si ténue, la mélancolie?

Isidro Ferrer, illustrateur de cette édition du Livre de Questions

XXX

En écrivant son livre bleu

Rubén Dario n'était-il vert?

Rimbaud n'était-il écarlate? Gôngora, couleur de violettes?

Et Victor Hugo, tricolore?

Et moi, tout de jaune rayé?

Se groupent-ils, les souvenirs

de tous les pauvres des villages?

Et dans un coffre minéral

le riche a-t-il rangé ses rêves?

XXXI

Qui interroger sur ce que

je suis venu faire en ce monde?

Pourquoi me mouvoir malgré moi,

pourquoi ne puis-je être immobile?

Pourquoi rouler ainsi sans roues

et voler sans ailes ni plumes,

et qui m'a poussé vers ailleurs

si mes os vivent au Chili?

XXXII

S'appeler Pablo Neruda,

y a-t-il plus sot dans la vie?

Qui, dans le ciel de Colombie,

collectionnera les nuages?

Pourquoi choisit-on toujours Londres

pour les congrès de parapluies?

La reine de Saba

avait-elle un sang amarante?

Les pleurs versés par Baudelaire

quand il pleurait étaient-ils noirs?

XXXIII

Et pourquoi le soleil est-il un si mauvais ami

pour le voyageur du désert?

Et pourquoi le soleil est-il si sympathique

dans le jardin de l'hôpital?

Oiseaux ou poissons, que retient

la lune au creux de ses filets?

Est-ce là où on me perdit

que j'ai fini par me trouver?

XXXIV

Dans les vertus oubliées, puis-je

me tailler un costume neuf?

Pourquoi les plus belles rivières

sont-elles allées couler en France?

Pourquoi la nuit de Guevara

ne s'aube-t-elle en Bolivie?

Là-bas, son coeur assassiné

recherche-t-il ses assassins?

Et le raisin noir de l'exil

n'a-t-il d'abord un goût de larmes?

XXXV

Notre vie n'est-elle un tunnel

entre deux clartés imprécises?

Ou serait-elle une clarté

entre deux triangles obscurs?

Ou la vie est-elle un poisson

prédisposé à être oiseau?

La mort, est-ce de ne pas être,

ou d'être des corps dangereux?

XXXVI

La mort est-elle au bout du compte

une cuisine interminable?

Que feront tes os disloqués,

quêteront-ils encor ta forme?

Ta destruction se fondra-t-elle

en autre voix et autre jour?

Dans les chiens et les papillons

y aura-t-il tes propres larves?

XXXVII

Verra-t-on naître de tes cendres

des Tchèques ou des tortues de mer?

Embrasseras-tu des oeillets

avec d'autres lèvres futures?

Mais sais-tu d'où provient la mort :

Est-ce d'en haut? Est-ce d'en bas?

Est-ce des murs ou des microbes?

Est-ce de l'hiver ou des guerres?

XXXVIII

Ne crois-tu pas que la mort vit

dans le soleil d'une cerise?

Le printemps ne peut-il aussi

te tuer par un de ses baisers?

Crois-tu que le deuil anticipe

le drapeau de ta destinée?

Vois-tu dans la tête de mort

ta souche au tas d'os condamnée?

XXXIX

Ne sens-tu aussi le danger

dans le fou rire de la mer?

Ne vois-tu dans la soie sanglante

du coquelicot, une menace?

Ne vois-tu pas que le pommier

fleurit pour mourir dans la pomme?

Ne pleures-tu, parmi les rires,

près des bouteilles de l'oubli?

Le livre des questions, p 145. Editions Gallimard, 1979,

Traduction de Claude Couffont

1 commentaire:

Anonyme a dit…

Je l'ai lu, et même étant mort depuis longtemps, Pablo Neruda continue à se faire vivre par sa plume.