Citation de Pablo Neruda

samedi 24 mai 2008

TOROS

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LIVRE « TOROS » 
POÈMES DE PABLO NERUDA,
TRADUIT PAR JEAN MARCENAC,
ILLUSTRÉ PAR PABLO PICASSO




I
Entre les eaux, les eaux du Nord, les eaux du Sud,
l’Espagne était sèche.
Assoiffée, dévorée, tendue comme un tambour,
sèche comme la lune était l’Espagne,
et vite, qu’on arrose avant que cela brûle.
Tout était ocre par avance,
d’un ocre vieux et piétiné,
tout par avance était de terre,
les yeux même manquaient de larme pour pleurer,
(bientôt viendra le temps des pleurs).
De toute éternité pas une goutte de temps.
Mille ans déjà, mille ans sans pluie
et la terre se fissurait
et là, dans les fissures, les morts :
chaque fissure avait sa mort
et il ne pleuvait pas,
pas plus qu’il ne pleuvait.

II

Alors ce fut le sacrifice du taureau.
D’un coup jaillit une lumière rouge
ainsi qu’un couteau d’assassin,
la lumière éparse depuis Alicante,
et qui s’acharnait à Somosierra.
Les coupoles étaient comme des géraniums.
Tous regardaient, tous attendaient.
Qu’y a-t-il donc? Demandaient-ils.
Et au milieu de la peur
entre murmure et silence
quelqu’un a dit :
« Je sais. C’est la lumière du taureau. »

III

Ils ont habillé un paysan pâle
de bleu et de feu, des cendres de l’ambre,
de langues d’argent, de nuée vermeilles,
et d’yeux d’émeraude, de queues de saphir.
L’être pâle va contre la colère.
Il avance, le pauvre habillé de riche, pour tuer,
habillé d’éclairs, pour mourir

IV

Et voilà qu’est tombé la première gouttes de sang
et qu’elle a fleuri:
la terre a reçu le sang et l’a digéré
comme une bête terrible et secrète impossible à rassasier.
Ce n’est plus l’eau qu’elle réclame,
la soif a changé de nom
et tout s’est teinté de rouge
et s’incendient les cathédrale
et scintillent les rubis dans Gongora.
Arènes d’un rouge d’œillet,
en silence et furieux s’y multiplie le rite.
Le sang court, renversé, remontant vers sa source.
Ainsi en est-il, ainsi en est-il du cérémonial :
l’homme pâle, l’ombre écrasante
de la bête et le jeu
Entre la mort et la vie sans la lumière sanglante.

V

C’est entre tous qu’on l’a élu, le massif,
la pureté bouclée de vagues de fraîcheur,
la bestiale pureté, le taureau d’herbe,
familier de l’âpre rosée
et la lune l’a désigné dans la manade.
Comme on choisit un lent cacique il fut choisi.
Le voici, montagneux, essentiel et ses yeux
sous la demi-lune des cornes aiguës
ne savent pas, ne savent pas si le nouveau silence
qui le couvre est un manteau génital de délices
ou bien ombre éternelle et bouche de la catastrophe.
Mais voici à la fin de lumière
qui s’ouvre comme une porte.
Il pénètre un éclat plus dur que la douleur,
un bruit nouveau comme des sacs de pierre que l’on traîne,
dans l’arène infinie aux yeux sacerdotaux
un condamné à mort vêtu pour la rencontre
de son propre frisson de peur et de turquoise,
Un habit d’arc-en-ciel et une pauvre épée.

VI

Une pauvre petite épée avec son habit,
une pauvre petite mort avec son homme,
en pleine arène, sous l’orange implacable
du soleil, face aux yeux qui ne regardent pas.
Dans l’arène, égaré comme qui vient de naître,
il prépare sa longue danse, sa géométrie.
Et puis comme l’ombre et comme la mer
se déchaînent les pas et la colère du taureau
(car il le sait, il n’est plus rien, sinon sa force)
et le pâle pantin se transforme en raison,
sans sa parure d’or l’intelligence cherche
comment danser, comment blesser.
Il faut qu’il la danse sa mort, le soldat de soie.
S’il y échappe on l’invitera au Palais.
Levant la coupe, il se souvient de son épée.
La nuit de peur brille à nouveau de ses étoiles.
La coupe est vide comme l’arène dans la nuit.
Et les seigneurs veulent toucher cette agonie.

VII

Lisse et la féminine comme le satin d’une amende
elle est faite de chair, faite d’or et de poil,
le corail et le miel concourent à son nu,
d’un bond l’homme et la faim vont dévorer la rose.
Oh fleur! La chair monte dans une vague,
la blancheur descend en cascades
et dans ce combat blanc le cavalier rendant les armes,
tombe à la fin couvert de chasteté fleurie.

VIII

Le cheval échappé du feu,
cheval de fumée,
il entre aux arènes, il va comme une ombre.
Comme une ombre attend le taureau,
Et le chevalier, lourd
insecte obscur,
dresse l’aiguillon sur le cheval noir
- luit la lance noire – il attaque,
saute,
il est ligoté par l’ombre et le sang.

IX

De l’ombre bestiale, suaves, sonnent les cornes.
En un rêve vide elles reviennent au pâturage amer.
Une goutte seule pénétra l’arène,
une goutte de taureau, une semence épaisse
et un autre sang, le sang du soldat pâle.
Une splendeur sans soie a traversé le crépuscule,
la nuit, le froid métallique de l’aube.
Tout était ordonné. Et tout est consumé.
D’un rouge d’incendie sont les tours de l’Espagne.

Poème de Pablo Neruda
Traduit par Jean Marcenac
 Au vent d'Arles,
Paris, 28 octobre 1960.


lundi 5 mai 2008

À MIGUEL HERNANDEZ, ASSASSINÉ DANS LES PRISONS DE D'ESPAGNE






Tu vins à moi. Tu arrivais droit du Levant.



Tu m'apportais,

ô chevrier, ton innocence pleine de rides,

la scolastique de vieilles pages, un doux relent

Fray Luis*, d'orangers en fleur, de fumier

brûlé sur les collines, et sur ton masque

la céréale aspérité de l'avoine fauchée,

un miel qui mesurait la terre avec les yeux.



Et ta bouche apportait aussi le rossignol.



Un rossignol taché d'oranges, le filet

d'un chant incorruptible, d'une force effeuillée.



Hélas ! dans la clarté on vit surgir la poudre et

l'on te vit porter rossignol et fusil sous la lune

et sous le soleil de la bataille.



Tu sais, Miguel, tout ce que j'ai pu faire, tu sais bien

que de toute la poésie tu étais pour moi le feu bleu.



Aujourd'hui contre terre je colle mon visage et j'écoute,

je t'écoute, musique, sang, rayon de ruche agonisant.



Je n'ai vu race plus éblouissante que la tienne,

ni racines plus dures, ni mains plus dures de soldat,

je n'ai rien vu de plus vivant que ton coeur quand

il brûla dans la pourpre de mon propre drapeau.



Jeune éternel, tu vis, comunero * d'antan,

inondé de germes de blé et de printemps,

plissé, obscur comme le métal né,

en attendant l'instant de lever ton armure.



Non, je ne suis pas seul depuis que tu es mort.



Je suis avec ceux qui te cherchent.



Avec ceux qui un jour arriveront pour te venger.



Tu reconnaîtras mes pas au milieu des pas qui, déferlant sur la poitrine de l'Espagne, écraseront Caïn pour qu'il nous rende les visages enterrés.



Que ceux qui t'ont tué sachent bien qu'ils le paieront avec leur sang.



Que ceux qui t'ont torturé sachent bien qu'un jour ils me verront.



Que ces maudits qui aujourd'hui incluent ton nom

dans leurs livres, les Damasos*, les Gerardos*, les fils

de chienne, silencieux complices du bourreau,

sachent bien qu'on n'effacera pas ton martyre, et

que ta mort

sur toute leur lune de lâches s'abattra.



Quant à ceux qui t'ont refusé sous leur laurier

pourri,

en terre américaine, l'espace que tu couvres

avec ta couronne fluviale d'éclair exsangue,

laisse-moi les plonger au dédain de l'oubli,

moi qu'ils ont voulu mutiler par ton absence.



Miguel, loin de la prison d'Osuna,

loin de la cruauté, Mao Tsé-toung dirige

ta poésie déchiquetée dans le combat

vers la victoire.



Et Prague qui s'affaire

construit la douce ruche que tu as chantée.



La verte Hongrie nettoie ses greniers

et danse au bord du fleuve éveillé de ses rêves.



De Varsovie monte, nue, la sirène

qui bâtit en montrant son épée cristalline.



Et au-delà, la terre se fait gigantesque,

la terre que ton chant

visita, et l'acier

qui défendit ta patrie sont bien à l'abri,

accrus grâce à la fermeté de Staline et des siens.



La lumière bientôt

abordera ton seuil.



Miguel d'Espagne, étoile

de terres dévastées, je ne t'oublie pas, non,

mon fils, je ne t'oublie pas ! Mais

la vie je l'ai apprise

avec ta mort : mes yeux se sont voilés à peine,

et au lieu du sanglot j'ai découvert en moi les

armes

inexorables !



Attends-les ! Attends-moi !

Pablo Neruda
Du Chant général, XII, Les Fleuves du Chant
Chant général, Traduction Claude Couffon
Gallimard, 2007


Notes :
* Fray Luis de León (1528-1591)* ComuneroOn entend par comunero toute personne ayant participé de façon plus ou moins active à la révolte des Communautés de Castille dans les années 1520-1521.Le mot comunero dérive du terme Comunidades (Communautés en castillan) qui apparaît pour la première fois dans une protestation écrite adressée au roi Charles Quint en raison du détournement des impôts de Castille par ce dernier.
* Dámaso Alonso (1898, Madrid-1990) est un poète espagnol de la Génération de 27.
* Gerardo Diego (1896, Santander - 8 juillet 1987, Madrid) est un poète espagnol. Il se rallia au franquisme.
MIGUEL HERNÁNDEZ À ORIHUELA 
(PROVINCE D'ALICANTE)