Citation de Pablo Neruda

dimanche 2 novembre 2008

ANATOLE FRANCE

Timbre Poste 1937. Au profit des Chômeurs intellectuels. Anatole France (1844-1924). N° Yvert 343. 30c+10c



Anatole FRANCE 1844-1924

Adaptées pour la télévision, entrées dans la collection de la Pléiade, les œuvres d'Anatole Thibault, dit France, attirent de nouveau l'attention. Elles permettent de revivre un grand morceau de l'histoire française, tout en posant des questions devenues très pressantes pour nous. On aima leur humour et leur élégance, dont on retrouve actuellement les mérites.

1. Une jeunesse difficile

À la différence de la plupart de nos écrivains, Anatole France n'a pas reçu la culture comme un dû. Son père, paysan illettré jusqu'à vingt ans, devint un grand spécialiste de la Révolution française ; mais sa culture demeura lacunaire. Situation très particulière que celle du jeune Anatole : il grandit dans la librairie « France » (le nom fut pris par son père), au milieu des documents rares ; mais il connaît une vie étroite et gênée, et bientôt l'amertume d'être méprisé par ses riches camarades du collège Stanislas. Sa scolarité, traversée de quelques réussites, est en général médiocre. Mais il acquiert grâce à la librairie une culture très personnelle sur la Révolution, sur l'occultisme et sur la latinité tardive, dont il est aisé de saisir l'importance pour son œuvre. Les livres ont pour ce solitaire une présence charnelle autant qu'intellectuelle. La bibliothèque est un lieu d'élection de ses romans, qui nous présentent souvent des personnages d'érudits, Bonnard, Coignard, Bergeret. Mais ces personnages, sans cesse poussés par l'amour ou par la politique, nous montrent bien aussi que France mesure les limites d'un monde uniquement livresque. Les humiliations ressenties dans son enfance sont pour beaucoup dans cette attitude, ainsi que les déboires amoureux du jeune homme. Il fut repoussé par la comédienne Élise Devoyod, par une jeune fille qui entra au couvent, par d'autres encore. Voilà de quoi revenir sur quelques jugements bien hâtifs concernant l'écrivain. Auteur d'autobiographies charmantes ? Mais si, dans Le Livre de mon ami ou La Vie en fleur, nous lisons des témoignages authentiques sur l'amour que France portait à sa mère ou à Paris, les blessures sont cachées systématiquement, et l'enfance n'est si délicieuse que parce qu'elle est fabriquée. À l'inverse, Les Désirs de Jean Servien nous en présente une version noircie, qui force sur l'amertume. France, homme léger, changeant? Mais le personnage de la comédienne aimée vers 1860 traverse son œuvre. En 1904 il prend encore, sur elle, dans Histoire comique, une revanche imaginaire ! L'anticléricalisme constant de France plonge lui aussi ses racines dans sa vie personnelle, alors qu'il se justifie philosophiquement par une étude de Renan, Taine et Darwin.

2. Le « dilettante »

Ne méconnaissons pas l'importance, dans la formation de France, des sceptiques grecs, des libertins ou de Voltaire. Mais c'est surtout à l'école des penseurs modernes qu'il se forme, pour proclamer l'exigence du libre exercice de la raison, la nécessité de séparer le spirituel du temporel, et l'intérêt qu'il faut porter à une science qui replace l'homme dans la nature : au plus haut degré certes de l'échelle actuelle des êtres, mais voué à la lutte pour la vie, et enfermé dans les limites de ses sens. Pessimisme fondamental, opposé aux doctrines de Rousseau et de ses disciples ; dans notre pensée imparfaite réside pourtant notre dignité. Telle est la doctrine que France met au point dans les articles grâce auxquels il gagne sa vie jusqu'à trente ans passés, et qui importe plus que son opposition passagère au second Empire. Pas plus que celui de Renan, on n'évalue justement le « dilettantisme » de France si l'on n'aperçoit les fermes convictions sur lesquelles il repose, sous des dehors d'autant plus ondoyants que France est non pas un philosophe, mais un artiste. Un poète tout d'abord : le succès du prosateur a fait oublier que, jusqu'à trente-deux ans, l'écrivain a fait partie de l'école parnassienne, dans la mouvance de Louis Ménard. Il marque une préférence, destinée à un long avenir, pour les époques ambiguës, où paganisme et christianisme s'interpénètrent. Devenu un jeune maître après des débuts difficiles, il exclut du Parnasse contemporain Verlaine et Mallarmé. Déplaisant épisode dont se souviendra Valéry, mais auquel il convient de rendre ses proportions : France allait se réconcilier avec Mallarmé, et devenir, dans les années 1880, l'un des artisans de la fortune littéraire de Verlaine...

De 1877 à 1888 environ, France est tenté par une installation conformiste dans la société et dans la littérature. Il devient sous-bibliothécaire au Sénat, se marie, fait son chemin dans les salons. Le Crime de Sylvestre Bonnard le pose comme un ennemi des naturalistes ; Le Livre de mon ami est bien accueilli. En 1887, l'écrivain devient titulaire de la chronique de « La Vie littéraire », dans Le Temps. C'est le sommet de sa déjà longue carrière de critique. Opposé à tout dogmatisme, il convie son lecteur à des promenades nonchalantes d'allure, mais plus balisées qu'il ne semble. Ce journal de bord, qui n'a pas été entièrement repris en volumes, exprime un art de vivre voluptueux et inquiet. France est prompt aux interrogations : qu'est-ce que l'histoire ? où va le monde moderne, si angoissé ? le Moi peut-il trouver une unité ? Il s'interroge lui-même, et il évolue : il se rapproche des symbolistes ; il écrit dès 1892 l'éloge de Zola, qu'il avait tant attaqué. Enfin, très attentif à son temps, il s'alarme de la crise d'âme que traverse la France. Son apaisement n'a donc été que passager.

Portrait d’Anatole France par Théophile Alexandre Steinlen (1859 - 1923)



3. L'anticonformiste

Cet apaisement fait place à des mises en cause d'autant plus violentes que les premiers temps de la liaison commencée en 1888 avec Mme de Caillavet sont ceux d'un épanouissement charnel, et des affres de la jalousie. Le Lys rouge en donne une transposition qui a pu paraître trop mondaine ; France y parle, en 1893, d'un amour qui a déjà perdu sa première force. C'est ailleurs qu'on en peut trouver de puissants témoignages. La correspondance des amants masochistes permet de juger combien les personnages de Thaïs et de Jahel doivent à Mme de Caillavet, mais aussi combien toute la vision du monde exposée dans Thaïs et La Rôtisserie de la reine Pédauque est tributaire d'Éros, sans cesse uni à Thanatos. Vision païenne : les forces du désir sont les seules bonnes ; mais elles sont en butte aux hasards absurdes de cette terre, et à la mort. Des simples comme Thaïs ou Jacques Tournebroche peuvent trouver le bonheur, mais jamais les raffinés, les lucides comme Nicias ou Jérôme Coignard. L'aisance de l'écrivain, l'allure pittoresque de La Rôtisserie, qui transpose au XVIIIe siècle l'occultisme à la mode, ne doivent pas tromper. Il y a là, comme dans Le Jardin d'Épicure, un malaise existentiel.

L'anticonformisme de ces livres est visible. La querelle née autour du Disciple de Bourget, en 1889, contribue à précipiter France, contre Brunetière, dans le camp des adeptes du libre examen, et d'une science conçue comme relative, mais irremplaçable pour notre esprit. Depuis longtemps, France médite sur les faux témoignages de l'histoire pris en compte par notre crédulité. Jeanne d'Arc, dont l'inspiration est discutée par lui, apparaît dès 1876 dans ses écrits. On connaît le beau conte de L'Étui de nacre (1892) où Ponce Pilate est présenté comme un haut fonctionnaire, probe et malheureux, qui a tout oublié de Jésus. Impostures de l'histoire, impostures de l'actualité : le scandale de Panamá révèle en 1893 qu'on a demandé un faux témoignage à la femme d'un suspect. France n'avait jamais jusqu'alors laissé affleurer la politique dans son œuvre publiée. Maintenant, porté par sa vieille obsession, il se lance dans la lutte : Les Opinions de M. Jérôme Coignard sur les affaires de ce temps mettent en cause, de proche en proche, à travers une transposition transparente, toutes les institutions contemporaines. France ne croit pas à l'efficacité d'une éventuelle révolution, mais il est désormais âprement réformiste. Il y paraît même dans son discours de réception à l'Académie française, en 1896. France académicien : le très actif salon de Mme de Caillavet a servi ses ambitions littéraires. On y rencontre le jeune Marcel Proust, qui doit beaucoup à France pour la formation de sa pensée, et qui va lui aussi être dreyfusard.

France est le seul académicien qui se soit violemment déclaré en faveur de Dreyfus. On voit bien que ce n'est pas là l'effet d'une conversion soudaine. Quand, ayant entrepris des nouvelles sur la France du ralliement, nommées « Histoire contemporaine », l'écrivain a connaissance de cette énorme affaire de faux, il prend parti avec courage et générosité, mais tout en suivant la pente de ses anciennes méditations. M. Bergeret devient son porte-parole dans le roman désormais paru semaine après semaine, en feuilletons d'actualité. Ce qui est vrai, c'est que l'Affaire précipite France dans une action devant laquelle il hésitait encore. Devenu l'ami de Jaurès, il milite à ses côtés, appelle à combattre pour l'avènement du socialisme, tout en exprimant pleinement son anticléricalisme contre une Église en majorité antidreyfusarde. Ces deux positions paraissent conciliables pendant la période du « combisme », durant laquelle France fut l'écrivain officiel de la séparation de l'Église et de l'État.

Mais, bientôt, les anciens compagnons de lutte de l'Affaire s'opposent. France, tout en demeurant le militant d'une cause qu'il estime juste, va exprimer dans ses livres doutes et amertumes. Sur la pierre blanche (1905) admet la possibilité d'une société socialiste, du reste toujours soumise aux fatalités de la nature. L'Île des pingouins (1908) présente au contraire une vision désabusée, chaotique, de l'histoire, et l'hypothèse que notre civilisation parvenue à son absurde apogée se détruira elle-même. Les années qui précèdent la guerre voient évoluer l'esprit public d'une manière contraire aux vœux de France. Il traverse en outre une grave crise personnelle après son voyage en Argentine et la mort en 1910 de Mme de Caillavet désespérée par son infidélité. C'est alors qu'il publie le très beau roman Les dieux ont soif (1912), qui, à travers une reconstitution de la vie parisienne sous la Terreur, montre qu'à vouloir gouverner les hommes par des idées on en vient à une monstrueuse oppression de la parole non fondée. La Révolte des anges (1913), qui transpose l'actualité en opéra bouffe, proclame qu'il n'y a pas de vrai changement sans une bien hypothétique conversion intérieure, une révolution morale. Romans d'un art de vivre menacé, peut-être même miné... Cette période est celle du déchirement.

La guerre éclate. Ayant déclaré qu'il espérait, après la victoire française, une réconciliation des peuples, France reçoit de telles menaces qu'il écrit une palinodie, puis se tait. Ses lettres montrent son désarroi. Après la guerre, il se reprend à espérer un changement de société ; s'il se refuse à prendre parti entre socialistes et communistes, il se tourne avec faveur vers la jeune révolution russe, jusqu'au premier des « grands procès » politiques, en 1923. Il s'élève contre lui : toujours, donc, l'exigence d'un examen personnel, qui lui vaut bien des attaques ! Il n'en est pas moins considéré par beaucoup, en cet après-guerre, comme le plus grand des écrivains français. Réputation consacrée en 1921 par le prix Nobel. Des obsèques officielles lui sont faites en 1924, le Cartel des gauches étant au pouvoir. Mais cette célébrité porte ombrage à plus d'un. D'autre part, il apparaît à juste titre comme un porteur éminent des valeurs de l'humanisme, qu'on veut croire dépassées. Cela explique et le pamphlet des surréalistes, et la désaffection de beaucoup d'intellectuels.

Les raisons contingentes de cette désaffection se sont éloignées, et nous avons connu trop de situations d'urgence pour que la méditation constante de France sur la nature et les périls du pouvoir ne nous semble pas singulièrement actuelle. Il a pratiqué sans cesse le « scepticisme » au sens philosophique, c'est-à-dire l'examen lucide de toutes les faces d'un problème. Cette attitude n'exclut pas les prises de parti ; elle les relativise, et les remet toujours en question. Elle n'est pas une attitude de facilité. On aimera chez France un écrivain très ouvert à son temps, sur le qui-vive, dans des limites qu'il refusa de transgresser : celles de l'humaine raison. On aimera encore, certains aimeront surtout, l'artiste très raffiné, le créateur de personnages qui resteront (et d'un mot : Trublion ...), l'écrivain au style pur et au rythme personnel. Ce sont des qualités qui attirèrent vers son œuvre Jules Renard, Huxley, Queneau et Supervielle.

Marie-Claire BANCQUART
ancienne élève de l'Ecole normale supérieure, agrégée de lettres, docteur ès lettres, professeur de littérature à l'université de Paris IV-Sorbonne




A. FRANCE, Œuvres complètes, Cercle du bibliophile, Paris, 1977 ; Trente ans de vie sociale, éd. C. Aveline et H. Psichari, Émile-Paul et Cercle du bibliophile, Paris, 1949-1969 ; Œuvres, éd. M.-C. Bancquart, Bibliothèque de la Pléiade, 4 vol., Gallimard, Paris, à partir de 1984 ; Les Carnets intimes d'Anatole France, éd. Carias, Émile-Paul, 1946 ; Anatole France et Mme de Caillavet, lettres intimes 1888-1889, éd. J. Suffel, Nizet, Paris, 1984 ; Une correspondance inédite (1913-1917), Société Anatole France, 1992.
Anatole France au passé et au futur, Actes du colloque 1977, dans Le Lys rouge, bulletin de la Société Anatole France, fondé en 1932, que l'on consultera avec fruit
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J. LEVAILLANT, Les Aventures du scepticisme. Essai sur l'évolution intellectuelle d'Anatole France, Armand Colin, Paris, 1966
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