Citation de Pablo Neruda

vendredi 6 janvier 2012

PABLO NERUDA A-T-IL ÉTÉ ASSASSINÉ ?

PABLO NERUDA, LE POÈTE ET ALORS L'AMBASSADEUR CHILIEN EN FRANCE, PARLENT AVEC DES JOURNALISTES À PARIS APRÈS LA DÉSIGNATION DU LAURÉAT DU PRIX NOBEL DE LITTÉRATURE 1971. PHOTO  LAURENT REBOURS
L’homme de confiance

Le témoignage du chauffeur a été publié pour la première fois en mai dernier dans le magazine mexicain Proceso. Le Parti communiste du Chili (PCC), au sein duquel militait Neruda, a aussitôt déposé une plainte pour que les causes du décès soient établies. La justice a jugé la plainte recevable et le juge Mario Carroza, qui a instruit des affaires liées aux droits de l’homme au Chili, a ouvert une enquête il y a six mois. Le dossier comprend déjà deux volumes de 500 pages. Au quatorzième étage d’un bâtiment du centre de Santiago, le magistrat évoque “l’existence d’éléments permettant de conclure à la véracité des dires d’Araya”. Actuellement, il étudie la possibilité d’exhumer le corps.

Nous sommes au mois de novembre, un samedi matin printanier à San Antonio, grand port un peu vétuste à 109 kilomètres à l’ouest de Santiago. Manuel Araya habite cette ville côtière avec sa mère de 80 ans. Cette dame craint pour la sécurité de son fils depuis qu’il a parlé, si bien que l’interview a lieu chez un pêcheur ami de la famille. Un portrait d’Allende est accroché au mur. “C’est mon dieu”, avoue la maîtresse de maison. Araya, vêtu d’un costume simple et impeccable, a gardé un souvenir très précis des faits. “Il ne se passe pas un jour sans que je me souvienne de ce qui s’est passé il y a presque quarante ans.” Fils d’un modeste couple de paysans qui ont eu treize enfants, il raconte qu’il est devenu le secrétaire particulier du poète à 26 ans. “Le Parti communiste, où je militais depuis mon plus jeune âge, m’a donné pour mission en novembre 1972 de veiller sur Neruda. Il venait de rentrer au Chili après avoir démissionné du poste d’ambassadeur en France pour raisons de santé.” Le jeune homme s’installe dans la maison de Neruda et de son épouse, Matilde Urrutia, à Isla Negra, pittoresque ville balnéaire des environs de Santiago. Dans cette maison, aujourd’hui transformée en musée, vivaient également la sœur de Neruda et trois autres employés. Au cours de ces quelques mois, Manuel Araya devient l’homme de confiance de l’écrivain. Il lui achète ses journaux et lui sert son petit-déjeuner. Ensemble, ils fréquentent les marchés et visitent les antiquaires. Manuel Araya conduit partout Neruda dans sa voiture, une Citroën.

Le cancer n’a jamais empêché le poète de mener une vie normale, raconte Araya. “Il pesait près de cent kilos. Il recevait ses amis intellectuels et politiques, ou bien leur rendait visite. Et il n’a jamais cessé d’écrire. Cela n’aurait pas été possible s’il avait été dans un état grave.” De fait, le poète a achevé ses Mémoires, J’avoue que j’ai vécu [Gallimard, coll. Folio, 1987], le 14 septembre 1973, neuf jours avant sa mort. “J’écris ces lignes hâtives pour mes Mémoires trois jours seulement après les faits inqualifiables qui ont emporté mon grand camarade, le président Allende”, note-t-il dans son dernier texte. Ainsi, il travaillait encore malgré la présence des militaires qui avaient investi son domicile au lendemain du coup d’Etat. Neruda était un ami d’Allende et l’un des plus fervents partisans de son gouvernement.

Retour sur les dernières heures

Dans la plainte déposée en mai dernier, le Parti communiste chilien reconnaît avoir, dans un premier temps, fait circuler l’idée que le poète était dans un état grave. “Dans le but de le protéger, nous avons fait croire qu’il était plus mal en point qu’il ne l’était en réalité”, précise le document. Le 16 septembre, Luis Echeverría, alors président du Mexique, demande à Gonzalo Martínez Corbalá, son ambassadeur en poste au Chili, d’offrir l’asile politique à l’écrivain et à sa femme. Neruda accepte. “C’est à ce moment-là, raconte Araya, qu’a été organisé le transfert d’Isla Negra à Santiago, d’où il devait partir pour le Mexique avec sa femme. Pour sa sécurité, Neruda fut transporté en ambulance le 19 septembre. Il était accompagné de son épouse. Je les suivais de près, au volant d’une Fiat 125. Le trajet, qui prenait normalement deux heures, a duré six heures. Les militaires nous ont arrêtés à plusieurs reprises, ils cherchaient des armes. Ce fut très humiliant.” Neruda fut admis le jour même à la clinique Santa María, dans la capitale. Selon Araya, il s’agissait d’attendre tranquillement le départ pour le Mexique. Aux dires de Gonzalo Martínez Corbalá, le départ était programmé pour le 22 septembre. “Pablo avait accepté de s’exiler”, expliquait récemment l’ancien ambassadeur dans une interview accordée au quotidien mexicain La Jornada. “A tel point qu’on m’a donné ses bagages et ceux de Matilde, ainsi qu’un paquet contenant le manuscrit de J’avoue que j’ai vécu, écrit à l’encre verte.” Le jour dit, en revanche, quand l’ambassadeur vient les chercher à la clinique pour les conduire à l’aéroport, Neruda lui demande de repousser le voyage au 24. Sans donner d’explication.

Cette conversation, qui a eu lieu la veille de la mort de Neruda, est devenue un élément clé pour les parties civiles. S’il avait été aussi mal en point qu’on le dit, le poète n’aurait pas pu bavarder longuement avec l’ambassadeur mexicain, font-ils valoir. Martínez Corbalá indique que Neruda “parlait tout à fait normalement”. Mais il affirme, contrairement à ce que dit le chauffeur, que l’écrivain ne pouvait plus tenir debout.

Manuel Araya se souvient que, le 23 septembre, l’écrivain lui a demandé d’accompagner Matilde à Isla Negra. L’écrivain voulait récupérer certains objets personnels pour les emporter au Mexique. “Vers 16 heures, tandis que nous rangions les affaires, nous avons reçu un coup de téléphone, raconte Araya. C’était Neruda. Il nous demandait de rentrer immédiatement à Santiago, car il se sentait très mal. Il nous a expliqué que, pendant qu’il somnolait, un médecin était entré dans sa chambre et lui avait fait une piqûre. Nous sommes retournés aussitôt à la clinique. Nous l’avons trouvé fiévreux, rouge, enflé.

Le chauffeur raconte qu’à ce moment-là un des médecins lui a demandé d’aller acheter un médicament dont le poète avait besoin. “On m’a dit que je ne le trouverais pas dans le centre et que je devais me rendre en banlieue, explique Araya. J’ai trouvé ça bizarre, mais j’ai fait ce qu’on m’a dit. La vie de Neruda était en jeu.” Lors de ce déplacement, deux voitures interceptent son véhicule. Des hommes le font sortir de force. Ils le jettent à terre, le rouent de coups de pieds, et lui tirent une balle en dessous du genou. “Je garde toujours la marque de cette blessure”, précise-t-il, en remontant son pantalon. Ensuite, on l’a emmené au Stade national, l’un des centres d’arrestation et de torture mis en place par la dictature.

D’après ce qu’a établi le juge Carroza au cours de l’instruction, Araya a quitté la clinique à la demande de l’épouse de Neruda, et non du médecin. Elle l’avait envoyé acheter de l’eau de cologne pour frictionner les jambes du poète qui, à 69 ans, était atteint de goutte. Le magistrat confirme toutefois qu’Araya a bel et bien été arrêté ce jour-là et à cette heure-là. Bien des années plus tard, la veuve du poète évoquait cet épisode dans Mi vida junto a Pablo Neruda [Ma vie avec Pablo Neruda], ses mémoires publiées à titre posthume en 1986 : “Le soir commençait à tomber et mon chauffeur n’était toujours pas revenu […]. Il avait disparu avec notre voiture, et avec lui je perdais la seule personne qui m’accompagnait à toute heure du jour.” A 22 h 30, ce 23 septembre, le poète Pablo Neruda décédait à la clinique Santa María. La presse locale annonça qu’il était mort à cause d’une piqûre. Manuel Araya apprit le décès du poète quelques jours plus tard, alors qu’il était en prison. A sa libération, fin octobre, il pesait 33 kg.

Reconstituer le dossier médical

Pourquoi avez-vous mis trente-huit ans à porter plainte pour cet assassinat présumé ? lui ai-je demandé.

— Pendant tout ce temps, j’ai frappé à mille portes, répond-il, et personne n’a voulu m’entendre. Après le retour à la démocratie [en 1990], je me suis souvent rendu au siège du Parti communiste du Chili. Mais ils ne m’ont jamais écouté. Tout ce que je veux, c’est que le monde sache que Neruda a été assassiné.

Matilde Urrutia, décédée en 1985, a évoqué à plusieurs reprises la cause de la mort du poète. Dans un entretien paru dans quotidien espagnol Pueblo le 19 septembre 1974, elle confie : “La seule vérité, c’est que le choc de la nouvelle [du coup d’Etat] lui a provoqué, à quelques jours de distance, un arrêt cardiaque. Son cancer était presque guéri et nous n’avions pas prévu un dénouement aussi soudain. Il n’a même pas eu le temps de laisser un testament, car la perspective de sa mort lui paraissait encore très lointaine.” Rodolfo Reyes, neveu du poète et représentant légal des héritiers, s’est dit favorable à l’enquête. Le député et président du Parti communiste chilien Guillermo Teillier aussi. “Pinochet a commis des crimes contre des personnes qui auraient pu nuire à la dictature depuis l’étranger, rappelle-t-il, comme le général Carlos Prats à Buenos Aires (1974) et l’ancien ministre de la Défense Orlando Letelier à Washington (1976). Le poète aurait été un formidable représentant de la résistance.” La Fondation Neruda réfute toutefois la thèse de l’homicide : “Rien ne permet d’affirmer que Pablo Neruda soit mort d’autre chose que du cancer avancé dont il était atteint”, a-t-elle fait savoir dans un communiqué.

Le juge Mario Carroza a déjà interrogé de nombreux témoins, dont Manuel Araya. Dans les prochains jours, il entendra les témoignages de l’ancien ambassadeur du Mexique au Chili et du médecin Sergio Draper, qui s’était occupé de l’écrivain à la clinique Santa María le jour de sa mort.

Le juge Carroza et son équipe ont aussi tenté de reconstituer le dossier médical de Neruda. Ils ont enquêté au Chili et en France, où il avait été traité pour la première fois pour son cancer. La clinique où il est mort, en revanche, a expliqué qu’elle n’avait pas conservé le dossier de l’écrivain. Quoi qu’il en soit, le juge essaie de réunir le plus d’éléments possibles afin que l’Institut médico-légal décide s’il y a lieu d’exhumer le corps. “Il ne doit plus rester grand-chose de la dépouille du poète, explique Carroza. Compte tenu du temps écoulé, il faut être sûr que cette procédure peut apporter des éclaircissements importants.

Est-il possible qu’on ne sache jamais comment Neruda est mort ? ai-je demandé au juge. — C’est possible, en effet.

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