Citation de Pablo Neruda

vendredi 6 janvier 2023

L'HOMME LE PLUS IMPORTANT DE MON PAYS

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PABLO NERUDA ET ALEJANDRO LIPSCHUTZ EN 1945

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L'homme le plus important de mon pays habite une vieille maison qui fait face à la grande Cordillère. Depuis le fond de son jardin, il s'assied habituellement pour contempler les immenses murs de pierre enneigés qui nous isolent, en nous faisant du mal, et nous préservent, en nous faisant du bien. Mon ami a l'air très fragile, avec son regard fixé sur la colossale blancheur, et sa tête et sa barbe blanche ressemblent à un petit pétale tombé de l'ampleur de la neige.

Pablo Neruda 

ALEJANDRO LIPSCHUTZ
EN 1920

Bien qu'originaire nordique, ce grand homme fragile n'a que peu ou rien à voir avec la neige. Au contraire, on pourrait rechercher une parenté avec le feu. Cette comparaison semblerait simpliste et, bien sûr, ce n'est que la ressemblance partielle d'une âme si foisonnante. Il a, en réalité, la condition du feu lorsqu'il détruit les préjugés, les absurdités et les complots et les réduit en cendres, quelle que soit leur ancienneté. Il les cherche, les démêle, les brûle, les réduit en cendres. En cela, il est semblable au feu, il a cette énergie crépitante.


Le feu est impatient, il dévore sans continuité. Il s'éloigne en dansant de son propre travail. Mais, notre ami, dans son ancienne maison de Los Guindos, non seulement réduit la bêtise et le mensonge en cendres, mais établit également la vérité cristalline, en la construisant avec tous les matériaux de la connaissance. Bien qu'il soit un ennemi impatient du mensonge, il est aussi le chercheur le plus obstiné de la raison.

Pour moi, son humble voisin près de la montagne enneigée, endroit où nous avons vécu ensemble pendant de nombreuses années, a toujours été mon admiration surprenante et la révélation successive de la grandeur et de la beauté. Nous autres, enfants de province, avons toujours pensé que les sages avaient des souliers de bronze, des gants de marbre et la lourde carrure des statues. Pour nous les enfants naïfs, les sages avaient des pensées de pierre. Et comme les sots que nous étions, nous avons grandi en admirant de faux sages de pierre qui accumulaient des pensées lourdes et répétées. Mon voisin m'a donné la surprise de la découverte éternelle, de la floraison continue, de la curiosité incessante, de la passion justicière, de la joie perpétuelle de la connaissance.

Je me souviens d'une fois, et il était tard, et depuis les hautes Andes, l'obscurité froide de l'hiver chilien était descendue, recouvrant nos chambres voisines. Ce jour-là, j'avais vu mon ami dans son laboratoire et j'avais enduré le supplice de ce qu'il me montre une par une des tumeurs et des éprouvettes, des chiffres hormonaux, des tableaux pleins de nombres : tous les éléments de son combat fructueux contre le cancer, qui est, en de nos jours, la lutte contre le diable. Nul doute qu'il était là comme un archange blanc luttant avec son épée incompréhensible contre les ténèbres de l'organisme humain.

Soudain, le téléphone sonna, dans la nuit. C'était sa voix qui me disait en s'excusant avec l'extrême courtoisie qu’ est le bouclier de sa noble audace : « Je ne peux pas résister, Pablo. Il faut que je vous transmette cette merveilleuse poésie» et pendant un quart d'heure, laborieusement, il me traduisit vers par vers, des pages et des pages de Lucrèce. Sa voix s'éleva d'excitation. En vérité, la splendide essence matérialiste me semblait flagrante, instantanée, comme si de la maison de Los Guindos la sagesse et la poésie les plus anciennes illuminaient, à l'ombre de mon ignorance, l'aube nucléaire, l'éveil de l'atome.

En même temps qu'il m'envoyait, peu de temps après, des vers moqueurs et des fleurs de son jardin que je rétribuai aussi par de la poésie et des fleurs, il se prit de passion pour l'histoire cachée de l'Amérique. Ce combattant inexpugnable s’intéresse aussi bien à Gonzalo Guerrero, un marin de Palos, assimilé à la vie des Mayas en pleine guerre impériale, qu’aux anciennes tribus araucanes, leur condition et leurs protections juridiques précaires. Chacun de ses travaux ne se contente pas seulement de défendre, accuser, justifier, il propose en outre toutes les normes pour la prise en compte future des problèmes indigènes entremêlés et de leurs dérivations philosophiques, raciales, sociales et politiques.

Et poétique je dirais. Il y a une telle intensité dans l'approche minutieuse de toutes ses thèses, propositions, éclaircissements et vérités que sa générosité nous communique, qui fait trembler la terre, malgré ses paroles mesurées. Parce que chacune de ses actions a des racines indestructibles. Il est le grand éclaireur marxiste des régions obscurcies de notre histoire, obscurcies par un charlatanisme sans substance ou par la bassesse intéressée. Dès lors, ses paroles réveillent, comme les révélations poétiques, la contre-vague de fureur, l'écume stérile réactionnaire. Sur ces flots du passé, notre ami inextinguible travaille en pleine Conscience, nous donnant tant de lumière que nous sommes encore incapables de la mesurer.

L'homme le plus important du Chili n'a jamais commandé de régiments, n'a jamais dirigé de Ministère,  n'a jamais été aux commandes, il a été en revanche envoyé dans une université de province. Pourtant, pour notre conscience, il est un Général de la pensée, un Ministre de la création nationale, le Recteur de l'Université du futur.

Le plus universel des Chiliens est né loin de ces terres, de ces gens, de ces chaînes de montagnes. Mais il nous a appris plus que des millions de ceux qui sont nés ici : il ne nous a pas seulement appris la science universelle, la méthode systématique, la discipline de l'intelligence, le dévouement à la paix. Il nous a enseigné la vérité de notre origine en nous montrant le chemin national de la conscience. Et sa sagesse nous révèle que l'exactitude, la plénitude et la passion peuvent coexister avec la justice et la joie.

L'homme le plus important de mon pays en ces années où j'écris est Don Alejandro Lipschutz, un habitant de Los Guindos, une banlieue de Santiago du Chili. Il a aujourd'hui quatre-vingts ans, et je suis fier de laisser ici ce faible portrait écrit d'une âme ardente, d'un vrai sage. Je suis également fier de dire ici que même si nous ne nous voyons presque plus depuis que je suis venu vivre sur mon Isla Negra, nous continuons d'être de simples amis qui échangent des trouvailles, des fleurs et de la poésie de maison en maison.

COUVERTURE DE L'ÉDITION
D'ANDRES BELLO 1967


Texte écrit en 1963 à l'occasion du quatre-vingtième anniversaire du professeur Lipschutz. Par la suite, il fut publié en prologue du livre Le problème racial dans la conquête de l'Amérique et le métissage.


 

Traduction MC 

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