Citation de Pablo Neruda

jeudi 15 janvier 2009

NAZIM HIKMET PAR PABLO NERUDA

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PABLO NERUDA ET NAZIM HIKMET 

J'allais voir souvent, à Moscou ou à la campagne, un autre grand poète: Nazim Hikmet, le légendaire écrivain turc emprisonné durant dix-huit ans par les gouvernements si spéciaux de son pays.

Nazim, accusé de vouloir soulever la marine turque, fut condamné à toutes les peines de l'enfer. On l'avait jugé sur un bateau de guerre. Il me raconta comment on l'avait forcé à marcher jusqu'à l'épuisement sur le pont du bateau, puis comment on l'avait enfermé dans les latrines, enfoncé dans un demi-mètre d'excréments. Mon frère le poète s'était senti défaillir. La puanteur du lieu l'avait fait chanceler. Et il avait pensé : Mes bourreaux, cachés, sont en train de me regarder, ils veulent me voir tomber, ils veulent se régaler de ma détresse. Orgueilleusement, ses forces resurgirent. Alors il s'était mis à chanter, d'abord à voix basse, puis plus haut; et finalement à pleins poumons. Il avait chanté toutes les chansons, tous les poèmes d'amour qui lui revenaient à la mémoire, ses propres poèmes, les romances des paysans, les airs de combat de son peuple. Il avait chanté tout ce qu'il savait. Et il avait triomphé ainsi de l'immondice et du martyre. Après l'avoir entendu, je lui dis : « Mon frère, c'est pour nous tous que tu as chanté. Nous n'avons plus à hésiter, à réfléchir à ce qu'il faut faire. Maintenant nous savons tous quand nous devons nous mettre à chanter. »

Nazim me parlait aussi des souffrances de son peuple. Les paysans turcs étaient brutalement persécutés par les féodaux. Il les voyait arriver à la prison et troquer contre du tabac le morceau de pain qu'on leur donnait pour toute ration. Ils commençaient à regarder l'herbe de la cour d'un œil distrait. Puis avec attention, presque avec gourmandise. Un beau jour, ils en portaient quelques brins à leur bouche. Plus tard, ils l'arrachaient par poignées qu'ils se hâtaient de dévorer. Ils finissaient par la manger à quatre pattes, comme les chevaux.

Irréductible ennemi du dogmatisme, Nazim Hikmet a vécu longtemps exilé en Union Soviétique. Son amour pour cette terre qui l'accueillit, il l'a versé dans une phrase : « Je crois à l'avenir de la poésie, et j'y crois car je vis dans le pays où elle constitue l'exigence la plus indispensable de l'âme. » Dans ces mots vibrent bien des secrets qu'on n'arrive pas à voir de loin. L'homme soviétique, pour lequel sont ouvertes les portes de toutes les bibliothèques, de toutes les salles de classe, de tous les théâtres, est au centre des préoccupations de l'écrivain. C'est là un point qui ne doit pas être oublié quand on discute sur le destin de l'action littéraire. D'un côté, les nouvelles formes, la rénovation nécessaire de tout ce qui existe doit percer et briser les moules littéraires ; de l'autre, comment ne pas accompagner les pas d'une profonde et précieuse révolution? Comment écarter des thèmes centraux les victoires, les conflits, les problèmes humains, la fécondité, le mouvement, la germination d'un peuple innombrable engagé dans un chargement total de régime politique, économique et social? Comment ne pas être solidaire de ce peuple agressé par des invasions féroces, cerné: par des colonialistes implacables, des obscurantistes de tous les climats et de toutes les couleurs? Serait-il possible à la littérature et à l'art d'adopter une attitude d'indépendance, aérienne devant des événements si essentiels?


Pablo Neruda dans J'avoue que j'ai vécu, Début et fin d'un exil, pages 298-300

2 commentaires:

gazou a dit…

Merci de m'avoir fait connaître votre site, c'est un vrai bonheur

Lania a dit…

etynDoc460Je suis d'accord avec Gazou. Ce site est un bonheur doublé d'une belle beauté : bref un plaisir