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PHOTO EVANDRO TEXEIRA
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Les photographes n'ont pas fait grand cas du désir de la veuve, et ils se sont obstinés dans l'éclair de leurs appareils photographiques. Avec la presse, une vingtaine d'amis intimes se pressaient aux côtés de Matilde. Le corps fut mis dans un cercueil gris qui est arrivé peu après. Francisco Coloane a fini de boutonner la chemise, ils refermèrent le cercueil et le cortège se dirigea à La Chascona (maison du poète à Santiago), sur le flanc de la colline San Cristóbal.
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LE CORTÈGE SE DIRIGEA À LA CHASCONA (MAISON DU POÈTE À SANTIAGO), SUR LE FLANC DE LA COLLINE SAN CRISTÓBAL. PHOTO EVANDRO TEIXEIRA |
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Les gens ont commencé à arriver. Les premiers furent les ouvriers de Quimantú qui venaient ce jour d'être licenciés, et ils avaient voulu accompagner le cercueil : ils se postèrent près de la caisse et lui ont fait une garde d'honneur. Les missions diplomatiques sont alors arrivées, et la première couronne est apparue, «Au grand poète Pablo Neruda, Prix Nobel. Gustavo Adolfo, Roi de la Suède». L'ambassadeur suédois s’emportait, tandis qu'il interpelait les photographes: «Prenez des photos, des photos, des photos, c'est la preuve la plus évidente de la sauvagerie de ces gens!». Les ambassadeurs de la France et du Mexique sautaient entre les flaques de boue pour arriver au living.Portant des lunettes sombres, et vêtu d’un manteau noir rigoureux, dans un coin était Alone, le critique littéraire qui n'avait pas économisé des mots pour exiger, depuis sa tribune dans El Mercurio, le coup d'État. Ils sont aussi apparus, quelques représentants de la Junte Militaire que Matilde n'a pas voulu recevoir. Beaucoup d'amis de Neruda étaient là bien tout en étant conscients du risque qu'ils couraient.
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Le mardi 25, à neuf heures du matin, ils sortirent la caisse en traversant l'eau et la boue qui inondait l'entrée et le rez-de-chaussée. Les journalistes étrangers qui arrivaient pour couvrir les obsèques de Neruda étaient consternés devant la scène. Dehors, dans la rue, un groupe d'ouvriers et d'étudiants s'était déjà formé. les premiers cris commençaient à se faire entendre, défiant l’œil vigilant des militaires postés sur les trottoirs, et donneraient ce matin-là le ton de protestation au cortège funèbre : « Camarade Pablo Neruda! », et la réponse en choeur : « Présent! ».
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QUATORZE JOURS APRÈS LE PUTSCH DE PINOCHET, LE CORTÈGE FUNÉRAIRE DE PABLO NERUDA A ÉTÉ LE PREMIER ACTE DE RÉBELLION OUVERTE CONTRE LA DICTATURE. PHOTO EVANDRO TEIXEIRA |
Probablement, le Registre le plus complet de ce tragique événement (avec les images gravées par Patricio Guzmán ce jour là dans le celluloïd de « La bataille du Chili »), sans doute a-t-il été rassemblé par le journaliste Sergio Villegas en un texte court, « Funérailles surveillées », qui a presque 25 ans, et qui est réédité au Chili (le Comité Pour Retour d'Exilés a fait une petite édition de cinquante pages en 1984). Il fut publié pour la première fois en 1978, dans le troisième numéro de la revue Araucaria, que Volodia Teitelboim et Carlos Orellana dirigeaient et éditaient depuis Madrid. Le texte a été traduit dans plusieurs langues, adapté pour la radio, et repris dans grand nombre d'oeuvres anthologiques.
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« Funérailles surveillées » conserve cette fraîcheur de ton dramatique que Villegas a atteint en recueillant des fragments de témoignages d’amis proches du poète, et qui furent des témoins directs de ces funérailles pleines de rage, un événement que beaucoup ne tarderont pas à considérer comme la première manifestation de rébellion contre la dictature. Tout juste mentionnés par un de leurs noms (Aída, Luis Alberto, Bello, Loyola), comme si c’était l’histoire en elle-même -et non ceux qui la disent- qui a en réalité de l’importance, les témoins superposent leurs voix et reconstituent une mémoire pleine d’affection, dramatique, mais avant tout collective.
« Funérailles surveillées » est aussi un témoignage de la résistance dans l’exil. A ce texte qui raconte les funérailles de Neruda s’ajoute un autre, tout aussi court, «Armée nocturne», écrit en 1983. Il relate une autre histoire d’opiniâtretés et d’obstinations, celle de Radio Berlin, et celle des ces programmes qui, par onde courte, dévoilait au monde entier les atrocités de la dictature. Tout comme Volodia sur Radio Moscou, Sergio Villegas depuis Berlin était la voix qui venait de loin raconter ce qui se passait à l’intérieur, qui recueillait les témoignages des exilés, des intellectuels latino-américains et européens contre le régime, qui rendait compte chaque soir des sessions de la Commission d’Investigation des crimes de la junte militaire mise en place par les Nations Unies, initiative inédite que l’organisme international n’avait entrepris avec aucun autre pays. C’était l’époque où un grand nombre de personnes prit l’habitude de se régler sur la fréquence et de chercher les décharges nocturnes de vérité qui venaient, par onde courte, depuis l’autre bout du monde. Malgré la peur.
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Et c’est également malgré la peur que les gens sont sortis dire au revoir à Neruda, ce matin tièdement ensoleillé. Rue Purísima, Fleuve Mapocho, Avenue La Paz. Face à une centrale électrique, les bérets noirs de l’armée visaient le cortège. Les gens se resserraient. Par moment, quelqu’un, un livre à la main, récitait des vers du poète :
Chacals que le chacal repousserait,
pierres que le dur chardon mordrait en crachant,
vipères que les vipères détesteraient !
Au cimetière, il y eut des discours, des poèmes en hommage à Neruda, de vagues métaphores exigées par la précaution de ne pas dire ce qu’on aurait préféré crier. Ils placèrent le cercueil dans le mausolée, et le couvrirent de fleurs. Il restait encore à limiter les risques de la sortie. Des rumeurs circulaient. « Ils arrêtent des gens dehors », quelqu’un a dit. « Sors par derrière », conseillait un autre. À l’entrée du cimetière se tenaient les militaires, ils regardèrent les gens sortir, vigilants, sans bouger.
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